CE QUE LA SOCIÉTÉ
MODERNE DOIT AU JUDAÏSME
LA DIGNITE SPIRITUELLE DE L'HOMME
La notion de la dignité spirituelle de l'homme est une autre des
contributions du judaïsme à la société moderne. Le judaïsme enseigne que
l'homme est un associé, un collaborateur de Dieu dans l'évolution de la
vie et dans la re-création progressive du monde. L'animalité et la
spiritualité peuvent lutter continuellement dans l'homme, comme c'est le
cas. Le bien et le mal sont toujours en conflit, comme dans la pensée
persane. Mais, d'après le judaïsme, l'homme est un être responsable, un
être capable de choisir. Le Deutéronome fait dire à Moïse : « Je te
propose en ce jour, d'un côté, la vie avec le bien, de l'autre la mort
avec le mal... J'ai placé devant toi la vie et la mort, le bonheur et la
calamité, choisis la vie » (8).
L'homme est libre de choisir ; il n'est pas le jouet d'une fatalité
aveugle et d'une destinée inexorable.
L'homme, collaborateur de Dieu, possède la liberté et la volonté, la
raison et le pouvoir de choisir, et avec elles la discipline essentielle
de la responsabilité morale.
« SAINTS VOUS SEREZ »
Et encore : « Soyez Saints, car je suis Saint, Moi, L'Eternel, votre
Dieu s (9). Cette sainteté, mentionnée dans le Lévitique et ailleurs
dans la Bible, n'est pas celle du tabou, du « ne me touchez pas ». Elle
est morale, dans son sens le plus sublime, elle est le summum des
qualités et perfections morales. C'est la sainteté dont le synonyme est
droiture. Ses attributs sont la justice et la pitié, la grâce et
l'amour. De ce point de vue l'injonction du chapitre XIX du Lévitique
nous impose le devoir de « l'imitation de Dieu s, de son caractère
moral, concept qui est encore une des contributions marquantes du
judaïsme à la société moderne, non moins importante que l'idée de la
paternité de Dieu, de la fraternité des hommes, de la spiritualité de
l'homme, de sa dignité et de sa responsabilité morales.
Et voici encore un autre concept, forgé par l'expérience juive et
représentant une étincelle de cette âme du juif que l'on appelle
judaïsme : Dieu est sanctifié par la conduite de l'homme, sa fidélité
poussée jusqu'au sacrifice à l'Idéal divin et son martyre pour cet
Idéal. C'est là l'un des concepts les plus audacieux de toute la
théologie.
« DIEU, NOTRE PERE »
L'homme est placé dans un rapport encore plus intime avec son Créateur.
Le judaïsme ne conçoit pas Dieu comme infiniment transcendant au-dessus
et au-delà de toute création. II enseigne, en même temps que la
transcendance de Dieu, son immanence et sa proximité :
« L'Eternel est proche de tous ceux qui l'invoquent (10).
« Oui, bien que je marche à travers la vallée de l'ombre' de la mort, Tu
es avec moi (11). « Car ainsi parle le Dieu très haut et suprême, Celui
qui habite l'éternité et qui a nom. le Saint : * Sublime et Saint est
son nom [ Mais il est aussi dans les cœurs contrits et humbles » (12).
En essayant de Le décrire, Lui et Son immanence, adéquatement bien que
les termes adéquats fassent défaut, les rabbins avaient recours à leur
plus profonde expérience personnelle — la paternité — et parlaient de
Dieu en tant que père. Dans cette paternité, tous les hommes sont
devenus « les enfants du Dieu vivant » (13) et leur relation est définie
de manière inoubliable par les paroles de Malachie : « N'avons-nous pas
tous un seul père ? N'est ce pas un seul Dieu qui nous a crées ?
Pourquoi commettrions nous une trahison l'un envers l'autre ? » (14).
L'IDEAL DEMOCRATIQUE
Le concept de démocratie est la contre-partie politique de l'idée juive
de la fraternité humaine. Nous * ne sommes pas sans connaître les
facteurs nombreux et complexes qui ont contribué au développement de la
démocratie. Mais, dans la mesure où elle
est née de l'idée d'égalité humaine, elle est l'enfant de la Bible II
n'y avait pas de démocratie en Europe avant que les foules ne connussent
la Bible. Ce n'est que lorsque les enseignements de la Bible eurent
libéré les esprits des hommes que les prémices de la démocratie
apparurent dans le monde occidental. La puritaine Angleterre a été, sous
l'influence de l'Ancien Testament, le précurseur de la politique
américaine, qui fut, de même, construite sur les fondations du code
mosaïque.
DEMOCRATIE SPIRITUELLE LE DROIT D'ETRE DIFFERENT
Ce qui est vrai de la démocratie politique, l'est aussi de ce que nous
pourrions appeler la démocratie spirituelle. En disant cela, nous
pensons en termes opposés à ceux « d'élus s et de « damnés » qui
exprimaient la doctrine de Calvin. Nous pensons à l'enseignement du
judaïsme par l'intermédiaire de ses maîtres talmudiques, suivant
lesquels « les pieux de toutes les nations ont part à la vie future *
(13), phrase dans laquelle < la vie future » signifie le salut spirituel
et l'approbation de Dieu. Et c'est ainsi que nous trouvons les rabbins
disant (16) : « Voici la porte de l'Eternel ; les justes la franchiront
* (17), non pas : les prêtres, les lévites ou les israélites. D. n'est
pas dit : « Réjouissez-vous, prêtres, lévites et israélites », mais: *
Réjouissez-vous en l'honneur de l'Eternel, ô justes » (18). Non pas : «
Seigneur, fais du bien aux prêtres, aux lévites, aux israélites ». mais
: « Seigneur, fais du bien aux bons * (19).
De même, nous trouvons la grande parole de Michée : «Que les autres
peuples marchent chacun au nom de son Dieu ; nous, nous marchons au nom
de l'Eternel, notre Dieu, toujours et toujours s (20). C'est là une
reconnaissance, dans le domaine spirituel, de ce que nous nous plaisons
à appeler « le droit d'être différent » dans les domaines politique,
social et intellectuel. Ce droit est opposé au totalitarisme, qu'il soit
religieux ou politique. Il admet l'existence de différentes voies par
lesquelles l'homme peut trouver son chemin vers Dieu, nombre d'avenues
de salut. 11 reconnaît le droit à l'individualisme religieux. Là est
l'origine de ce que certains ont appelé le « pluralisme culturel », ou
de ce qui pourrait être appelé le « pluralisme spirituel ». Il met
l'accent sur Je fait qu'aucun de nous n'a un accès exclusif auprès de
notre Père qui est aux deux et sur la terre.
L'EDUCATION, DEVOIR RELIGIEUX
On a trop souvent disserté sur la place de l'éducation dans la vie juive
pour que nous ayons besoin d'y revenir longuement ici. L'éducation était
un devoir religieux, par conséquent une responsabilité pour tous, et,
partant, un droit et une passion. C'est là un fait : t Tu les
inculqueras à tes enfants » est un précepte biblique (21). Un système
assez complet d'éducation existait en Israël dès l'époque du retour de
la captivité de Babylone {vers 444 av. J.-C.). L'une des plus anciennes
prières de la Synagogue, répétée trois fois par jour, contient cette
bénédiction :
« Tu accordes gracieusement la connaissance à l'homme et enseignes la
compréhension aux mortels. O donne-nous la connaissance, la
compréhension et le discernement. Béni sois-tu, Eternel, Donateur
gracieux do la connaissance. »
L'ignorance a toujours été une disgrâce. Un des anciens docteurs est
allé jusqu'à dire : t Un ignorant ne peut être pieux » (22). On
attendait de chaque juif qu'il devînt un étudiant, sinon un savant.
L'étude devint une forme de culte et, comme le fait remarquer le
Professeur Hermann Gollancz, le synonyme talmumique « d'éducation » est
« travail divin » (23). Le Talmud de Jérusalem enseigne que « les
enfants de la communauté devront recevoir l'instruction en commun dans
des institutions spécialement destinées à cet effet » (24). Et dans le
Talmud de Babylone, nous apprenons que, dès le premier siècle, des
écoles étaient érigées dans chaque ville d'Israël. L'éducation était
considérée comme une affaire de responsabilité et d'utilité publiques.
Nous lisons : « Une communauté qui néglige d'installer des écoles pour
les enfants est destinée à périr » (25).
Enracinée dans ce précepte religieux, l'éducation publique devint un
bienfait social. Même lorsque l'Europe était plongée dans la plus
profonde ignorance, il n'y avait presque pas d'illettrés dans les
communautés juives. L'instruction générale était la règle, et de sa
diffusion chaque communauté se sentait responsable, point de vue qui a
été maintenant adopté par toutes les nations civilisées.
C'est cette insistance sur l'éducation qui a permis aux
juifs du Moyen Age d'être les intermédiaires grâce auxquels furent
transmis à l'Europe moderne les trésors de la philosophie classique
grecque (26).
PHILANTHROPIE, FORME DE LA JUSTICE
On peut en dire autant de la philanthropie. « Les actes de charité
forment le commencement et la fin de la Torah s (27). Donner n'était pas
seulement une question de générosité individuelle, mais une obligation
sociale. Chaque communauté avait ses organes de bienfaisance,
d'assistance matérielle et morale, qui constituaient l'aspect social de
l'obligation religieuse. Le fameux passage de Maïmonide (XII° siècle)
qui a été appelé « l'échelle d'or de la charité » peut être citée ici:
« II y a huit degrés dans la charité, chacun plus élevé que l'autre. Le
plus haut consiste à assister le prochain tombé dans l'infortune en lui
offrant un cadeau ou un prêt, en s'associant avec lui, ou en lui
procurant du travail, l'aidant ainsi à se subvenir à lui-même sans
dépendre des autres. »
« Au degré au-dessous vient la charité aux pauvres de telle façon que le
donneur ne sait pas à qui il donne ni le receveur de qui il reçoit. Ceci
est l'accomplissement d'un commandement pour des motifs désintéressés et
une réminiscence de la Chambre des Silencieux, qui existait dans" le
Temple, où les justes déposaient secrètement leurs aumônes et où les
pauvres respectables étaient secrètement secourus. De même ordre est la
pratique consistant à confier son obole à un dépôt charitable ou à un
fonds public, en s'assurant toutefois que le responsable est une
personne de confiance et un administrateur capable.
Au troisième degré le donneur sait à qui il donne, mais le receveur
ignore de qui il reçoit ; c'est ainsi que faisaient les Sages quand ils
allaient en secret jeter de l'argent par les portes des pauvres.
« Plus bas encore est le cas où celui qui est dans le besoin connaît
l'identité du donneur, mais celui-ci ne connaît pas celle du receveur ;
ainsi faisaient les Sages qui plaçaient des sommes d'argent dans des
sacs et les portaient sur leurs épaules afin que les pauvres pussent se
servir sans humiliation.
« Les quatre degrés suivants sont, -dans l'ordre décroissant : l'homme
qui donne au pauvre sans qu'on lui demande ; celui qui donne au pauvre
sur demande ; celui qui donne moins qu'il ne devrait, mais le fait avec
bonne grâce, et, en dernier (le plus bas degré de la charité), celui qui
donne mais insuffisamment et à contre-coeur » (28).
Ce n'est pas par hasard que le mot traduisant charité est tzedokoh, qui
signifie : obligation morale ou justice.
LE ROYAUME DE DIEU SUR LA TERRE
Le concept de « Royaume de Dieu s ou de « Royaume des Cieux » est devenu
si familier à la pensée chrétienne qu'on pourrait oublier que tout ce
concept, si consolateur et si réconfortant, est une contribution du
judaïsme.
Tel que nous le trouvons à ses débuts historiques et tel qu'il a jailli
de l'âme des prophètes et des rabbins, ce concept est sublime dans ses
perspectives, dans son but et dans sa hardiesse. Par son aspect ultime,
il envisage « un monde perfectionné sous la Royauté du Tout-Puissant »,
pour employer les paroles encore usitées d'une ancienne prière d'Israël.
Le Kaddisch est une prière sans laquelle aucun service à la synagogue
n'est complet. L'oraison dominicale
« Que soit magnifié et sanctifié le nom de l'Eternel dans le monde qu'il
a créé d'après sa volonté, et qu'il veuille établir son royaume de vos
jours et de votre, vivant, et du vivant de toute la maison d'Israël,
bientôt et très prochainement."
Quel doit être le caractère de ce Royaume divin tel que le conçoit le
judaïsme ?
En premier lieu, ce n'est pas un royaume « céleste » qui serait sans
relation avec la société des hommes. Il n'est pas d'un autre rnonde, il
doit plutôt être de ce monde. L'Eternel sera roi- sur toute la terre
(29). L'espoir en ce royaume est ainsi exprimé dans la liturgie
synagogale du Nouvel An :
« O Eternel, notre Dieu, fais en sorte que tous les hommes te révèrent,
que toutes les créatures devant toi se prosternent. Fais que tous, ne
formant qu'un faisceau, d'un commun accord et avec un cœur sincère,
En second lieu, ce royaume, dans l'avenir idéal, sera ouvert, non pas à
un seul peuple, mais à tous les peuples travaillant, militant et servant
ensemble, tous formant « une seule compagnie pour exécuter Ta volonté »,
mais « d'un cœur parfait ». Ce ne seront pas des saints n'ayant jamais
péché, mais des êtres humains, serviteurs volontaires du Seigneur,
travaillant sous son inspiration pour la réalisation de la société
idéale.
Enfin, dans le royaume céleste, on "entrera « quand les hommes ne feront
plus de mal ni de destruction a — « quand les hommes habiteront chacun
sous sa vigne ou son figuier sans personne pour l'inquiéter » —« quand
la justice coulera comme les eaux et le droit comme un courant puissant
» — « quand les épées seront forgées en socs de charrues et les lances
en serpettes » — « quand les nations n'apprendront plus la guerre » —
quand il se trouvera, dans les lieux élevés de la terre, des hommes et
femmes
« aux mains propres et au cœur pur » — lorsque les nations et les
peuples chercheront « la montagne de l'Eternel s afin qu'il nous
enseigne Ses voies et que nous marchions dans ses sentiers » — lorsque
« l'Eternel sera Un et Son nom Un » — lorsqu'il y
un Dieu dans le ciel ».
Ce concept d'un royaume de Dieu est un espoir exalté. Il fixe un but à
la vie et donne une finalité à l'histoire. Il voit en Dieu le centre de
l'existence. Il pose le principe de la perfectibilité de la race
humaine. II donne un sens aux efforts humains ; il donne valeur à
l'idéal et courage aux idéalistes. Il console les serviteurs souffrants
de l'humanité par l'assurance qu'ils ne vivent et ne souffrent pas en
vain
Cette idée constitue une autre contribution du judaïsme à la société
moderne.
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