13 - camp 3 étoiles, prison

El campo y deposito militar de Miranda de Ebro, sur la rive de l'Ebre dont on ne vit jamais les flots. Quelques jours plus tôt, on descendait, redoutant de ne jamais plus les remonter, les marches du 11, place de la Trinité, au centre du vieux -Toulouse. 6 février 34: 

Neuf ans plus tôt, la République vacillait. 

6 février 43: Le camp. Franchi le portail, vaste esplanade, on s'y rassemblera chaque matin pour l'appel et les cérémonies du drapeau, la bandera. Dans l'axe, une avenue, "la promenade des Anglais". A sa gauche, deux rangs de 20 pavillons longs et bas. Chacun avec deux rangées de châlits à étage, pour 200 hommes. 

 

français au Camp de Miranda

Au bout, la cuistance, les barbelés, et en contre-bas, l'Ebre, qui roula des fleuves de sang. A droite, les pavillons de la cantina et des cabinets, salle nue sans cloisons avec une vingtaine de trous équidistants le long des murs opposés. Par pudeur, tous s'y rendaient de nuit, avançant au jugé dans le noir, tentant d'éviter les étrons. Résultat, le matin, une trentaine de pointes symètriques de merde se faisaient face, comme au jeu de jacquet, parfum en plus. Parfum dont la puissance provenait d'une cuisine abondante, à l'huile d'olive. Non, pas la vôtre. La pire, acide et rance, dont les Polaques, maîtres-cuistots ineptes, arrosaient les haricots rouges mêlés à riz et patates, en vrac. Ce qui aurait pu être si bon, servi séparément et sans huile devenait "el rancho". Au début, affamés, on dévorait de bon cœur ce râcle-boyaux, cuit dans d'immenses bassines en cuivre, les "péroles" (perolas). Ma gamelle d'alu à la main, un soir, je vais voir si, par hasard... Un grand blond, adossé au mur, au soleil couchant, m'interpelle avec l'accent belge: "Petit Français, tu as faim ?" - Oui, j'arrive de Figueras et j'suis pas Français, mais Lituanien. - Ah ! Litowski ! On est voisins, je suis Polonais, viens !" C'était Bogdan.

Lui ayant parlé de panie Tadeusz, ravi, il s'institua mon protecteur, me bourra de galletas (petits-beurre sans beurre) et me proposa de devenir prof de français, car les Polonais, doyens du lieu, l'ayant appris avec des officiers belges, avaient des incertitudes sur les subtilités de notre langue, vernaculaire de l'endroit, avec, bien sûr, le castillan. (A Prague, en 94, les quelques mots polonais glanés à ce contact m'ont pas mal servi, j'aurais pas cru. Kurwa twoje mac ! (kourva tvoyé match, putain de ta mère)

Plus anciens: ceux des Brigades Internationales suivis de Polonais, Belges, Tchèques. Plus récents: Français, Juifs apatrides, Anglais et Américains, aviateurs abattus au-dessus de la France, mais parfois de la Hollande. Tous vêtus de bric et de broc, shorts, canadiennes, passant le jour à arpenter la Promenade des Anglais et la rue parallèle, les Champs-Elysées. Tous reçoivent des colis sauf nous, les apatrides. Les Français presqu'aussi mal lotis: galletas et bouillon Kub. Achille, ex-soldat, y eut droit, après moult démarches et tractations. Anglais, Belges et Polonais se gobergeaient de conserves variées, chocolat et confitures. Les Français étaient méprisés: Anciens des Brigades, Polonais, Belges et Tchèques nous accusaient de les avoir trahis et livrés aux nazis, malgré les traités. Les autres d'être des lâches. A notre arrivée, on nous met dans le Pabellón 14, el calabozo, faute de place. En tant que pavillon-cachot nous avons, privilège, un robinet pour nous seuls. Bientôt des "étrangers" viennent s'y laver. "On" décide de le leur interdire. Un Polonais vient, se dévêt et se lave placidement, ignorant la vingtaine de Français jappant autour de lui.

Parmi les brigades internationales venues lutter contre le fascisme durant la guerre d’Espagne, figuraient des combattants juifs. Arno Lustiger éclaire d’une manière originale, autant que par des témoignages [...]

http://www.editionsducerf.fr/html/recherche/resultat.asp?mot=shalom+libertad&choix=livre

Le camp est clos de murs, puis de barbelés. De coquettes guérites cylindriques abritent les sentinelles criant: ¡ Aleeeeerta ! de l'une à l'autre. Chaque train qui passe ne manque pas de nous saluer -insulte ou compassion- d'un long coup de sifflet nostalgique. Peu avant notre arrivée, un Polonais qui tentait de rejoindre la voie ferrée, pris dans les barbelés, fut abattu d'un coup de revolver par "l'œil de Moscou", ancien de la Division Azul, éborgné sur la fameuse chaussée de Volokalamsk, où Moscou fut sauvé, l'hiver 41. Après ce meurtre, les Polonais avaient mené une longue grève de la faim, puis, en rangs serrés, marché sur les mitrailleuses à l'entrée du camp. Les Espagnols levèrent un drapeau blanc et négocièrent: (La bataille de Stalingrad tournait à la défaite.) Corvées supprimées, ordinaire amélioré, mais vin ou alcool bannis. En principe. Certains parvinrent à se saouler, on le verra. Ainsi, grâce à cette marche héroïque, nous fûmes condamnés au "rancho à la varsovienne" . Outre leur courage, les Polaques avaient deux supériorités: une très bonne bibliothèque, dont je fus client assidu, et une propreté sans faille. Je le dis sans parti-pris, Français et Wallons étaient les plus cradingues, pouilleux, mal rasés.

Pourquoi ? Les plus tard levés: Outre le calabosse, un seul, mais abondant robinet coulait à la fontaine de 6 à 7 heures du matin. Les Polonais levés tôt, à poil dans la neige, s'y lavaient à grande eau, leur linge avec. Sur un mot méprisant de Bogdan, j'en fis autant, pour Racine et Victor Hugo.

Quel plaisir, quel sentiment de supériorité sur les cloportes. Je n'eus pas le moindre pou. Me lavant, je pensais aux haineux qui nous invitaient naguère, sales étrangers, à foutre le camp, et collaboraient à présent avec l'ennemi féroce, tandis que nous, la lie de la terre, humiliés internationalistes antimilitaristes apatrides, défendions, presque seuls, l'honneur du drapeau trahi. 

Comique, non ? A un récent colloque de Français Libres, on vient, 50 ans trop tard, de s'apercevoir que bons postes et bonnes places furent aussitôt réoccupés par ces papon, bousquet, et autres touvier, alors qu'on retourna humblement à nos médiocrités: la plupart d'entre nous étions étrangers ou fils d'immigrés, colonisés, etc.. J'eus ainsi le privilège d'être "tricard" dans mon ex-boîte, l'Aérospatiale où je suis sans doute encore interdit de pénétrer, est-ce à cause de ma résistance en 41 et 42 ?

Un souvenir: les "gazogènes", invention polonaise. Percez de nombreux trous une petite boîte à conserves, sans fonds. Remplacez un fond par une grille en fil de fer. Accrochez ce tube, grille en bas, dans une plus grande boîte dont seul le couvercle est ôté, mais avec, au bas, un trou rectangulaire pour l'arrivée d'air et la sortie des cendres. Ce petit bricolage brûlait tout, papier, coques d'amandes, copeaux, sans fumée, et pouvait faire bouillir un demi-litre d'eau en 6 minutes. Avec un rendement supérieur à tous les autres procédés que je connaisse. Chacun avait le sien, les nantis en firent de géants, avec de très grosses boîtes, les habiles Polonais sertissaient de véritables poêles avec tuyaux coudés, très admirés. On lavait riz, fayots, patates et, grâce à ces gazogènes, les recuisait à notre goût. L'oncle fit même un gâteau chocolat-haricots dépieutés qui eut grand succès. Casseroles évidemment du même métal: on évitait de jeter les boîtes à conserves vides, les Boches les rachetant aux Espagnols pour récupérer le rarissime étain. Ce souvenir me désole. Pourquoi ? J'ai voulu, voilà 20 ans déjà, en donner la recette pour l'Afrique, où la cuisson du moindre couscous entraîne déforestation et désertification. Aucun écho. L'an dernier, même échec. Paradoxalement, ce Franco si cruel, malgré l'aide qu'il avait reçue, fut moins collabo que Suisse et Suède, ces démocraties qui n'hésitèrent pas à fournir de temps à autre un peu de chair humaine à l'ogre voisin. On murmurait bien qu'en échange de nos vies, USA et Angleterre livraient blé, engrais et essence dont une bonne part filait vers la frontière. En tous cas, j'ai constaté des améliorations après chaque défaite des hitlériens. Giscard, Chirac ou Jospin auraient-ils agi, en pareil cas, comme Daladier et Raynaud coffreurs de réfugiés ou Pétain, livreur de bébés ? J'ai des doutes.

Je reçus deux ou trois cartes de Maurice et André, en liberté surveillée à Barcelone, après un séjour à la Carcel modelo de cette ville, (faux, s'indigne mon frère) Charles, lui, alla à Gérone, fit une chute dans les escaliers et fut placé, j'en ai parlé, dans un balneario, à Caldas de Malavella, où il devint peluquero à la mode, coqueluche des niñas y señoras. (le précédent avait dû être fusillé) Et leur don Juan.

Carcel modelo, Barcelone

etablissement thermal Caldas de Malavella

 

 la bédide gommerce

Papa en liberté surveillée à Madrid, l'oncle Henry à Barcelone, seuls, Achille et moi restions sous clé. Heureusement, turrones et chocolats étaient en vente libre à la cantine. Il suffisait d'y faire la queue une heure ou deux. Les queuteurs se gardaient bien de consommer: ils revendaient leurs trésors à bon compte aux feignants. Je fus queuteur. Pour aider frère et cousin, revendant turrón et chocolat. Le touron, genre de nougat. Il y a des grands crus, dont Jijona. J'arrêtai mes trafics après la carte suivante: Bien reçu ton fric, on a fait une foire à tout casser, envoie d'autres pesetas. C'était de l'humour, ils crevaient dans une misère noire, mais je fus obtus et ne fis plus la cola à la cantina.

Oncle Achille, le myope, avait trouvé mieux: Expert en belote, il ramenait chaque soir un douro (5 pésètes) gagné sur de riches joueurs ayant moins bonne mémoire que lui. D'après les plis, il devinait le jeu adverse, m'expliqua-t'il, et ne perdait jamais. Il y avait des Juifs apatrides. Peu. Moins de 10 % des internés. Certains faisaient de petits métiers, surtout tailleurs, quelques uns traficotaient, comme dans les caricatures de la presse anti-juive. Mais qui les aidait ? Personne. Comment survivre, autrement ?

Un jour, les (rares) Flamands voulurent monter un pogrom. Les Polski, réputés rois de l'antijudaïsme, s'en indignèrent et cassèrent la gueule aux nazillons. "Qui ose toucher à NOS Juifs ? Nous, nous avons le droit, personne d'autre" Ça, c'est ce qu'un Juif m'a raconté. "C'est une mauvaise plaisanterie", m'expliqua Bogdan, car les Polonais du camp avaient, me dit-il, tous juré de combattre l'antisémitisme. Jamais aucun ne m'insulta, au contraire. Et les Flamands s'écrasèrent.

 Bogdan était un modéré: I1 m'expliqua, sérieux, qu'il n'était pas ultranationaliste comme beaucoup. "Après la guerre, la Pologne ne doit pas aller plus loin que Berlin à l'ouest, Smolensk à l'est.

La mer Noire au sud et la Lithuanie au nord. La Pologne de Jagellon. La plupart de mes amis exigent aussi Hambourg et Moscou..." Humour ou réalité ? Nous avions, outre mes cours de français, de longues conversations. Un matin, on devait aborder l'imparfait du subjonctif, il me dit avec son accent bruxellois: "Ah, je suis saoul, sais-tu, je suis saoul comme un Polonais " - Pas du tout, tu fus saoul. Il eût fallu que tu busses jusqu'à présent. Maintenant, c'est une simple gueule de bois" Ce qui le rassura.

Je l'approuvais lorsqu'il prédisait qu'Allemagne, Russie, Pologne, Italie .. .et France devraient, après la guerre, devenir de véritables démocraties, respectant les droits des minorités: Alsaciens, Basques, Bretons, Etrangers, Gitans, Juifs, Occitans, Siciliens… Là où nous divergions, c'était les frontières de la Pologne. Un pays qui n'a qu'une seule victoire (Tannenberg, 1410) à son actif, lui expliquais-je, et encore, commandés par un Litvaque, Jagellon, ferait mieux de cultiver la paix, les choux et la science. (La bibli polonaise m'avait servi) Ebahi, il rétorqua qu'il vaut mieux être battu à un contre dix que victorieux à 10 contre un. Et que Sobieski le Polski commandait les Autrichiens lorsqu'ils sauvèrent l'Europe contre les Turcs, à Vienne en 1683, sans parler des droits qu'il donna aux Juifs, alors les plus heureux d'Europe. Nous, Français, disais-je, souhaitons une république pure et sociale, gardant le peu de bon de Vichy: gazogènes, maisons de jeunes, service rural, vélos. Tabac, alcool et publicité rationnés. Location de véhicules généralisée. Voitures et avions prioritaires: taxis, bus, ambulances, camions, toubibs, pompiers. Les autres, surtaxe du carburant selon l'utilité sociale.

On parlait aussi du climat, plus tranché depuis que la guerre avait diminué la circulation, étés plus chauds, hivers bien plus froids. Lutte contre tous gaspillages, gaz de fumier, pêche et chasse limitées, bâtiments pour accueillir les paumés de la vie, en échange de leur participation. Service national de santé, avec tarifs indexés sur les revenus. Bien sûr, police, mais aussi prévention, aucune aide sans contrepartie ou sans vérifications inopinées. Punir les fautes, mais rééduquer si possible. Etrangement, on ne parlait jamais de prison. Au camp, la plupart d'entre nous, Français, étions d'accord sur ces points, sûrs que de Gaulle les appliquerait sans plier. C'est en Afrique qu'on se prit à douter.

Outre ces discussions et les cartes, il y avait des jeux de hasard, organisés pas les sud-Américains anciens des Brigades. Le plus connu: avec deux dés et une mini-table, fit fureur: "Nadie juega mas que levanto, que levanto señores, ¡ Todo el mundo puede jugar, todo el mundo puede ganar, puede jugar en los altos, en los bajos y en el siete que paga doble !" (personne ne joue plus que je lève, que je lève, Messieurs, tout le monde peut jouer, tout le monde peut gagner, on peut jouer les bas (1 à 6) les hauts (8 à 12) et le 7 qui paie double). Si tu choisis le "haut" et que le numéro sorti soit entre 8 et 12, tu ramasses 10 pésètes pour 5. Idem pour les "bas" de 2 à 6, mais el siete paga doble, señores (le sept paie double, messieurs), trois douros (15 pesetas) pour un joué. Bien sûr, nul ne jouait le 7, qui faisait le profit du banquier. eune agrégé de géographie, timide et chétif, un de mes copains avait pour "protecteur" un mataf rigolard, trapu, mastoc, mine d'histoires drôles au langage savoureux.

"C'est un voyageur qu'arrive, trempé par un orage épouvantable, dans un château délabré dominant une forêt sinistre. Un noble vieillard lui offre un frugal repas, "Mais pour dormir, il faut partager un lit: soit avec moi, soit avec le chien, soit avec Bébé". Il choisit d'abord le vieillard, qui ronfle, puis le chien, qui grogne. Et s'endort épuisé après une longue insomnie. A son réveil, une charmante jeune fille lui porte un bol de lait chaud.

- Qui qu'c'est ce vieux, qu'a été si chic avec moi ?

- C'est Monsieur mon père, le roi de la Montagne.

- Ah, bon... Et vous, Mademoiselle, comment vous appelez-vous ?

- Bébé. Et vous, Monsieur ?

- Oh, moi, je suis le roi des Cons."

Causant avec les uns et les autres, je découvris une cellule du Parti. Louche. Le chef, un Canadien de Belleville à l'air fourbe, me proposa de travailler pour le Parti en devenant copain d'un jeune aviateur pour lui tirer les vers du nez, moyennant quoi j'aurais la "nationalité canadienne", une canadienne et de la nourriture. Je devins copain du sympathique aviateur, mais me gardai de jouer les mouchards.

Pas envie de me vendre pour du fric ou de la bouffe. Un bouquin, passe encore.

Le soi-disant chef coco n'insista pas. Il devait travailler pour Franco ou les Boches. J'ai oublié de préciser que la plupart des internés étaient "Canadiens". Il y avait des Canadiens Polonais, Tchèques, Français. Aucun né au Canada, car ceux-là étaient: "British-british".

Anecdote mirandienne: un évadé passe les Pyrénées. - ¿ Nacionalidad ? lui demande le garde civil.

- Canadien.

-.¡ Ah, Canadiense. Bueno, ¿ Cual es la población del Canada ?

- 7 859 623 habitants, statistique du 17 Mai 1938.

- ¡ No me digas tonterías ! (ne me dis pas d'idioties) Tu n'es pas Canadien. Avoue.

- Comment ? Je suis né à Montréal, je suis prof de Géographie. Je...

- ¡ Calla, tonto ! (Tais-toi, imbécile) Ici même, il en est passé plus de dix millions !...

Là où tous les experts étaient unanimes: la monnaie pétiniste ne vaudrait pas tripette. Les détenteurs offraient en vain 1000 francs pour une pésète, sans trouver de gogos assez naïfs. Quand on pense que ces billets, qui eurent cours longtemps après la Libération, pouvaient s'échanger franc pour franc en "Afrique libérée" ! Si on était passés pour faire fortune, il y aurait eu de quoi pleurer. Mais nous, on était là pour autre chose. (Mes futurs copains en eurent un tas, offert comme souvenirs, dirent-ils, grâce à quoi nous fîmes une nouba monstre, à Bizerte. Vous le lirez plus tard, si j'ai la force de m'en souvenir) La vue de ces billets-pétain me flanqua le cafard. Il faisait chaud et lourd, le vent soufflait du sud. C'est le vent d'Autan, le vent des fous, allant souffler sur Toulouse, si proche et inaccessible. Heureusement, on pouvait écrire en France, mais pas trop, des banalités pour ne pas éveiller de suspicions. (Pourtant, à notre effarement, en 42, nous avons reçu à Toulouse une carte postale à timbre d'URSS, écrite en russe, commençant par "dorogaya siestra" (chère sœur) et datée du 21 Juin 1941. La veille de l'offensive nazie. Couverte de tampons variés, les postiers soviétiques, puis nazis, puis pétainistes avaient scrupuleusement acheminé cet ultime signe de vie de mon grand-père maternel. Berel Tsviling. Fut-il assassiné par nazis, polaks, litvaks, rousskis ou autres ?)

On avait fini par se faire des tas de copains. L'un d'eux, musicien, me demanda les paroles du "Chant des Marais" que Pierre Goldblum nous avait appris à Toulouse. "Die Moor Soldaten" devint célèbre par la suite, mais je n'y suis certainement pour rien.

Alors que "l'appel", dans les camps nazis, était un atroce supplice, chez nous, bien alignés, dominés par les "armoires à glace" Polaques, raides comme piquets, au son des trois hymnes officiels plus deux airs anglo-saxons, "Swanee river" et "England for ever" joués par l'orchestre du camp, c'était presque une rigolade. On a dit que les cavaliers polonais se jetaient sur les chars nazis avec leurs lances. Je n'y crois pas. Mais j'admire leur courage. Très solidaires, ils corrigeaient sévèrement fripons, voleurs ou salauds, tel ce Français surpris à pisser dans le caniveau, qui fut très amoché, traité de "gros porc fainéant". Le "porc" était général, certains Français rouspétèrent, de loin. Pas tous. Saouls, ils se bagarraient entre eux avec poignards, gourdins ou barres de fer. Nul ne savait d'où leur venaient vin et armes. La langue était facile à apprendre et j'en sus vite l'essentiel: "psia krew, tak, dzien dobre, panie, kurwa twoja pisda mac, dziękuję (dzyencouillé), cholera" (sang de chien, oui, bonjour, monsieur, la putain du con de ta mère, merci, cholera) Avec ça, tu peux aller partout en Pologne, ça suffit, m'expliqua-t'on.. Arrive Pâques. En ponchos, espadrilles et calots à pompons rouges, les soldats franquistes défilèrent, crosse en l'air, en deuil de Leur-Seigneur, le petit rabbin youpin qui voulut chasser les occupants Romains et fut crucifié pour résistance (lire "jésus héros juif " du même auteur?) .

(Un "expert" a osé écrire que la crucifixion était pratiquée par les Juifs. C'est vrai, mais peu et jamais à Pesa'h (Pâques) et sous les Romains. Relisez la Passion: le ludibrium, la dérision, pratique romaine dont fut aussi victime Vercingétorix, était inconnu des Juifs et courant chez ces salauds-là. 

Lundi de Pâques. Les Poldèves, en français et avec l'accent wallon, s'exclament: "Christ est ressuscité !" et se poursuivent avec des boîtes à conserves pleines d'eau, dont ils s'aspergent gaîment. Polonais d'honneur, poursuivi à mon tour, en courant sur une vieille boîte qui traînait par là (encore un Français négligent) j'attrapai la première de mes trois "blessures de guerre", une profonde coupure au talon. Qui guérit, (miraculeusement ?) en peu de jours.

Sans doute grâce à Stalingrad, les Polski durent ficher le camp du camp, et ne se firent pas prier.

  ¡ madrid, que bien resistes ! (Madrid, comme tu résistes bien)

Quoiqu'ignominieusment exclu à Figueras, le chef des Polonais vint me demander de veiller sur leurs équipements: salle de gymnastique et bibliothèque dont il me remit les clés. - Et si je pars ?

- Remets-les à une personne de confiance. A présent, tu es chef du groupe, puisque Litvonie et Polska ont été jadis unies". C'est ainsi que je fus, quelques jours, "Vice-roi de Pologne in partibus infidelis". Sans sujets, mais non sans richesses. Je plongeai dans "mes" bouquins.

 On m'en offrit un que j'ai toujours gardé, une table de logarithmes, en souvenir. Nul besoin de la traduire. Avec les Polonais disparut le rancho, remplacé par de savoureuses salades vertes, des paellas (pahéyas !) de première classe, huevos y pescados fritos (œufs ou poissons panés) Oncques ne me pourléchois tantes foys en cestuy chartrain. L'oncle Achille, Français ex-combattant, partit pour Barcelone. Une semaine après, mon départ. A regret, me basant sur leur réputation de culture, je remis les clés de ma bibliothèque au chef des Tchèques, et suivis M. Blikenshtaf et son troupeau d'apatrides..

Miranda était, aussi, une ville sympathique, avec beaux quartiers neufs - datant sûrement de la Republica, vu leur architecture - et d'antiques casas sorties tout droit de gravures de Gustave Doré ou d'eaux-fortes de Goya. Mais pas question de visiter. 

Bon restaurant, la gare, et en train. De loin, on entrevit la cathédrale de Burgos, l'ex-capitale de Franco où l'espion Pétain reçut à loisir les consignes de ses maîtres. Par un clair et lumineux matin de mai, arrivée à la estacion del Norte, gare du Nord. Tiens ? Ils en ont une aussi ? Climat local: "3 mois d'hiver, 9 mois d'enfer". On était juste à la jonction. L'altitude (700 m), les vents de la sierra de Guadarrama et l'absence de bagnoles, tout cela faisait l'air pur et frais. Je cherchais les traces des combats de cette ville héroïque, vendue mais non conquise. Il en restait. Assez peu. Papa, épanoui comme jamais, vint me chercher pour m'amener à son hôtel, la Pension Ivor (Je l'ai revue, à présent: hostal Ivor) près de la célèbre puerta del Sol, la porte du Soleil, qui n'a que son nom de pittoresque. On logeait donc en plein centre, près de la Plaza Mayor et du Palacio de Oriente, le palais royal, criblé de balles, non loin de la Gran Vía, rebaptisée José Antonio Primo de Rivera (ordure fasciste abattue en 35). L'immense tour des Teléfonos, cible des obus franquistes, se dressait, montrant encore ses blessures. Au delà un pont long et majestueux, déjà risée des plaisantins à l'époque de Charles Quint, car il enjambait le Manzanares, torrent de montagne qui avait 2 mètres d'eau à la fonte des neiges, 20 cm le reste du temps.

Pour Papa, premières vacances depuis l'entrée au kheyder, à l'âge de 3 ans. Mais il menait un long et stupide combat contre la direction de la pension, déchirant les draps qu'on ne changeait pas assez souvent à son gré, faisant scandale sur scandale. Il en était très fier, oubliant qu'il suffisait au patron excédé de le dénoncer pour que lui, et peut-être tous les réfugiés, soient renvoyés à la Gestapo. De tous ses défauts, ce don Quichottisme fut le plus dangereux: Bien plus tard, hospitalisé, il fut un vrai trublion.

Pourtant, une seule fois, son activisme fut vraiment utile: inscrit au groupe polonais, il s'aperçut que les Polonais goys touchaient le double des Polonais juifs. En réalité, c'était en tant qu'anciens combattants, ce que n'était presqu'aucun Juif, et pour cause, puisqu'exclus de longue date. Il dicta donc une lettre en 3 exemplaires, l'un pour l'ambassade polonaise, deux autres pour les ambassades britannique et US. Convoqué par les Poldèves, il fut exclu, se retrouvant apatride. Mais l'égalité fut rétablie. Peu après, messe pour la mort du général Sikorski. L'ambassadeur, écartant tous les "pans" format armoires à glace stupéfaits, vint lui serrer la main. "Dzien dobre, panie G..". Papa, qui n'en revenait pas, savoura longtemps ce jour de gloire.

Notre pension était peuplée de Polonais, Français, Juifs apatrides. Nourriture très convenable, mais inhabituelle, le calamar en su tinta (encornet dans son encre) délicieux, révulsait les Polski par sa sauce noire où nageaient de blancs morceaux. Le ravitaillement étant difficile, la viande rare, la paella peu garnie, le poisson régnait. Mais largement assez. Antonio, le garçon, un peu maricón, (homosexuel), était très aimable. Ah, j'oubliais: à la pension, un couple français dont le bébé, 4 ans, servait d'interprète, à ses parents, hélant ¡ Antonio, traiga pan tostado ! (apporte du pain grillé) comme un pro.

Le soir, rentrant du ciné, on tapait dans ses mains. Le sereno, en général Galicien, sortait un immense trousseau de clés et nous ouvrait. Parfois, en pleine nuit, on était réveillés par une aubade andalouse et tonitruante destinée à l'une des serveuses, au 6ème. Dans les rues, les garçons lançaient des piropios compliments blagueurs, aux filles, les mozas, chiquitas, qui devaient rétorquer du tac au tac.

On avait, deux ou trois fois, appelé au hasard au téléphone, et lorsque la réponse était féminine: Oiga, señorita, la quiero de toda mi alma (allo, mademoiselle, je vous aime de toute mon âme)

Papa avait un ami, vieux, Polonais juif, qu'il avait surnommé "Amiral", et un autre ami, déserteur allemand, Hans. Ils sortaient souvent ensemble. Un jour, Papa, Hans et l'Amiral se baladaient dans les beaux quartiers, lorsqu'une voiture surgit, deux hommes s'emparent de Hans et tentent de l'embarquer. Papa était, je l'ai dit, d'une force herculéenne. Agrippant Hans par la taille, il parvint à le ramener sur le trottoir malgré les efforts des gestapistes, qui s'enfuirent à l'arrivée de promeneurs accourus.

On se baladait, allait aux musées, mais plus souvent au ciné (souvent en plein air) voir des films américains ou allemands sous-titrés. Il faisait très chaud. Bien des gens dormaient dehors et les cinémas étaient pleins. Il y avait plus d'animation la nuit que le jour, d'autant que les "grises" avec leurs longues matraques (dont ils se servaient pour frapper les récalcitrants) ne se voyaient que le jour. Bien des Madrilènes vivaient dehors même l'hiver, faute de logis. Certains dormaient dans les niches des murs de cimetière, mais à condition d'aller a misa, à la messe. Pas question de traverser hors des clous les rues pourtant désertes: multa, amende, à régler sur-le-champ. Chaque matin, les rues étaient arrosées abondamment.

Un jour, descendant la calle Alcalá, laquais en habit à la française, carosse doré tiré par quatre alezans. Il y avait des tas de fêtes chômées, où les churreros fabriquaient ces longs beignets sucrés, les churros, maintenant à la mode sur nos plages. Ne manquaient que Goya, ou Renoir et son Moulin de la Galette. Il faut dire que grâce au bouquin de Blasco Ibañez lu à la Ferté-Bernard, je me sentais madrilène, même dans l'argot local que je maîtrisais un peu. Du Rastro (les puces, plaza Mayor) à la Cibeles, de la calle Fuencarral au quartier des ambassades.

Les premiers jours, je ressentis un manque: pas de diane le matin, pas de Swanee river ou England for ever, l'unique répertoire de l'orchestre du camp. A présent, c'était Besame mucho, Nostalgia, Caminito, Tabú que les jeunes Français de la pension et moi fredonnions à longueur de jour. Outre le musée du Prado, celui de la Guerre, celui des Sciences naturelles, j'allais bouquiner: revues anglaises ou portugaises à l'ambassade US, Ramón de la Cruz, cinco, où de jeunes Philippines accueillaient le public, même à la Biblióteca Nacional, quasi déserte, où je lus, une fois, Rimbaud. Hélas, il était à l'index et on m'expulsa vers la biblióteca municipal, où il n'y avait qu'âneries et romans à deux sous.

On prenait parfois le métro, qui nous rappelait Paris, bien que les rames circulassent à gauche, à l'anglaise, mais c'était cher.

Piscine interdite, réservée à la Phalange. Quant à la plaza de toros, pas question. Je me suis promis de n'y aller que pour des combats homme nu (casque à cornes seul autorisé) contre taureau nu.

fin de 13 - camp 3 étoiles "prisons"