6 - adieu, boulevards

Notre situation s'améliora. A l'école, un bon insti, Maupertuis. J'eus des prix: un Gambetta qui nous apprit un passé ignoré. Un autre ravit André: Les mercenaires, où des Gaulois moustachus criaient tre, tre, penn dann (coupe, coupe les têtes) en breton, je le sus 60 ans plus tard. Enfin, des poésies: Chénier, Sully-Prudhomme, Casimir Delavigne, Coppée, Delille. L'auteur de ce choix, Hyacinthe Vinson, avait glissé ses chefs-d'œuvre parmi ces immortels bien oubliés. Mais qui me plaisaient. Un manuel de versification me fit espérer la gloire d'un Richepin, d'un Albert Samain ou, qui sait, de Déroulède !

Riégel, le prof de musique, petit barbichu binoclard, plus gentil que possible, nous enseignait l'Hymne à la Nuit, la Sérénade de Schubert, des airs populaires bretons, catalans, occitans, le tout soigneusement aseptisé, traduit en "français scolaire" asexué et donc barbant. Brave M'sieur Riégel, si gentil, si timide, jamais chahuté, qui nous suivit presque jusqu'au brevet et ne fut pas foutu de m'apprendre à distinguer un do d'un ré. C'est pourtant grâce à ses "fa, do, sol, ré, la, mi, si" et "si, mi, la, ré, sol, do, fa" que j'ai pu identifier les dièses et bémols à la clé, 60 ans plus tard ! Merci, l'artiste méconnu.

Des copains Séphardis (judéo-espagnols) de Turquie nous firent déguster pistil, halva, loukoums. Le jeudi, flânerie sur les Boulevards. Un jour, queue gigantesque: Un des tout premiers magasins d'électroménager, l'Ocel, pour son inauguration, avait cuit dans un four électrique géant une tarte aux pommes d'au moins Ø 2000 (2 m de diamètre), qu'une foule silencieuse, recueillie (et parfois récidiviste) savourait par belles portions, gratis. Qu'elle était bonne !

Il y en avait des choses, sur les Boulevards ! Les stéréoscopes, les vitrines animées du Printemps et des Galeries, vers Noël, les affiches, toujours renouvelées, dont certaines, de Paul Colin, Cappiello, Dransy...étaient pour nous purs chefs-d'œuvre, surtout dans le morne contexte. Pour les cinés, ne pouvant nous payer une séance, on regardait les photos, lisait les résumés; ça valait pas le film, mais ça compensait un peu. Quel regret de n'avoir pu voir Scarface, King-kong, Je suis un évadé, On lui donna un fusil, Buster Keaton, Laurel et Hardy ou des Silly symphonies. Un des rares films dont je me souvienne, russe anti-nazi, "Professeur Mamlock Mais gratis.

Préparation du Certif, devoirs, courses, vaisselle, couches et langes du frérot, mener le sus-dit au square Montholon.. On trouvait pourtant moyen, avant l'école, de faire un crochet par la Madeleine ou l'Opéra, admirant le calme et frais Paris des éboueurs et des livreurs.

Vacances 35, le trenig des Côtes-du-Nord nous mène de Saint Brieuc au minuscule village de Sainte-Barbe, près Kérity, à une lieue de Pempoull (Paimpol) où les paotred (potes) locaux eurent tôt fait de nous apprendre les bases de la langue: intambaramaplich (eun tamm bara, mar plij, un peu de pain s'il vous plaît) ma doué (mon dieu), eune bolé d'jistre (eun bolenn jistr, une bolée de cidre) ya (oui). Surtout corkidu (kaoh ki du, merde de chien noir) et libraire (lip breh, lèche bras) mal traduit par notre initiateur "liche mes couilles". On barbotait sur les bilou (galets) de la grève. Barques de pêcheurs aux voiles marron, foc, clinfoc, trinquette, tape-cul. Sur la laisse de basse mer, on cueillit un jour à foison crabes, étrilles, anguilles. Refusées par notre hôtesse, il fallut tout jeter. Jamais on n'en mangea, (sauf les birinig (berniques) qu'on décollait des rochers) Aux pentes des falaises, pratenned (vaches) aux pattes entravées par une bûche, mini-champs de blé, moissonnés à la faucille, givri (chèvres) aux pupilles verticales.. D'ar zul (le dimanche) jeunes et vieux avalaient à l'estaminet bolée sur bolée de jistr et ressortaient fins ronds, mezo evel eur zoner. Nos paotred nous traînaient le matin d'ar giliz, à l'église à Pempoull, l'après-midi au prêche d'un couple protestant qui nous faisait chanter en chœur De Canaan, j'approche à chaque pas et autres fadaises. Surtout pour tuer le temps et apprendre le galleg (français)

L'an 36, on passa le Certif, courut les rues en gueulant "mention bien, mention bien". Puis, retour en Armor, à Plouézec, loin de Kérity, où j'appris à nageotter. Mais plus de folklore: rien que des Parizian et Tino à haute dose, au lieu de "Ils étaient 30 matelots" les roucoulades de Marinella et Ah, qu'elle est belle, ma Bretagne avec l'accent d'Aiacciu (Ajaccio)

Tino Rossi

Pris par mon sujet, j'oubliais le printemps de l'espoir, mai 36, le Front populaire, les fêtes à Garches et Vincennes, les usines occupées. Tout ça, on le sait par livres et télé, mais qui revivra cette joie, cette fraternité, cet espoir d'une vraie vie avec un vrai avenir, un avenir radieux ?

Dans une seconde colonie juive de vacances, à Louveciennes, les mômes ne parlaient que de ça. Ce fut une stupeur lorsqu'on y apprit la rébellion franquiste. Mauvais présage.

Pétain à Burgos 

Notre père, je l'ai déjà dit, sans avoir jamais lu les thèses de Bettelheim, (alors pensionnaire à Dachau, il ne les avait pas encore écrites), avait patiemment, tous les soirs ou presque, raconté contes et histoires, à Javelgrad. Mais le soir, à table, il avait des choses encore plus passionnantes à nous conter, si invraisemblables qu'elles nous semblaient fabuleuses. Je n'ai été convaincu de leur véracité qu'après les avoir entendues ne varietur bien des années plus tard: Les mensonges les mieux construits s'oublient facilement. D'abord, précisons que personne ne s'est jamais appelé Karfunkelstein (escarboucle) dans la famille. Mais vers 1937, 38, les futurs collabos faisaient courir le bruit que Blum (fleur) était en réalité Juif bulgare. Le fait d'attacher de l'ignominie à un patronyme, une religion ou une nationalité me paraît si crétin, si lamentable que je veux rappeler ainsi ce glorieux épisode de la lutte des bons Français super-nationalistes qui vendirent leur patrie à Hitler (qui les méprisait) pour la préserver des Juifs (qui vécurent en Gaule avant César et le christanisme) Lorsque je dis "vendirent", ce n'est pas une métaphore, je sais ce dont je parle.

Le village frontalier où vécut mon grand'père s'appelait Kybarts. Russes, Yékés (Juifs allemands), Polaks et Litvaks (Juifs) y côtoyaient Tartares et Tziganes. Tous plus ou moins contrebandiers. Les Lituaniens, les Lits, étaient les indigènes, les paysans. Au niveau des mômes, cela se traduisait par de sauvages guerres de religion, Poyln catholiques, Litvaks juifs. Lits protestants, Fonyés (Russes) orthodoxes, Tartares musulmans. A coups de sabots, de gourdin, parfois de briques, car les cailloux étaient rares. De temps à autre se liaient des alliances pour faucher des pommes ou se baigner dans des mares argileuses dont ils sortaient plus sales qu'auparavant, mais, en général, il fallait se montrer résolu, monter en ligne et ne jamais paraître craintif. La plupart des maisons étaient en bois, car le pays était couvert de belles forêts. D'après les récits, on ne mourait pas de faim: volailles et poissons de mer ou de rivière abondaient. Kilkes (sprats) de Riga, ogerke (cornichons malossol), boulbe kashe (purée de pommes de terre) biftoks (boulettes de viande hachée), gehakte leber (foie haché), gefilte fish (carpe à la juive) sans parler des radis noirs, raifort (khein), betteraves, choux et harengs gras semblaient être la base de toute nourriture.

Les tracasseries administratives n'y manquaient pas non plus, mais jamais mes parents ne m'ont parlé de pogroms locaux, sauf un timide essai terminé en déroute des assaillants, reçus à coups de gourdin. L'influence des anti-sémites français: Drumont, Valois, Sorel, Barrés, commençait à multiplier les pogromistes "Tshiornyi sotniki" (Cent-noirs) et par réaction, les "Bundistes" socialistes juifs révolutionnaires. Il faut dire qu'en Lithuanie, les Russes étaient des occupants et que les diverses rivalités ethnico-religieuses estompaient l'anti-judaïsme. A ce propos, Gobineau, accusé de bien des crimes, ne fut pas anti-juif, dit-on, alors que Renan et Voltaire le furent. Lui méprisait la race blanche en général, "aryens" comme "sémites". Si je me trompe, prévenez-moi.

Les enfants allaient d'abord au "kheyder" où de vieux rabbis barbus les barbaient en leur apprenant à lire en hébreu. Puis, au gymnase, ils apprenaient le russe, "Slava Boje Tzaryi" (Dieu sauve le Tzar) des poèmes de Poushkine et Liermontof et bien d'autres choses, mais mon père n'eut pas ce privilège. Vers 1912 /1914, grand'père alla avec lui à Odessa et repartit. Mais l'employeur de papa disparut lui aussi, lui laissant un magasin à garder, mais pas un kopek, comme je l'ai dit en avant-propos. Le malheureux était enchanté de cette belle ville française au bord de la mer Noire, mais dut inventer mille expédients pour subsister. Arrive Août 14, il dut se faire enregistrer dans sa ville natale, Dvinsk, sans un rouble pour payer le trajet de 1 500 km. Le grand ancêtre, voyageant en pleine guerre sans billet dans le train pour combattre pour Dieu, pour le Tsar, etc... fut traqué et débusqué sous une banquette par un contrôleur scrupuleux, emprisonné en arrivant à Dvinsk, Dünaburg sous les nazis, maintenant Daugavpils.

Le monde carcéral local avait ses caïds, qui torturaient sadiquement les nouveaux venus, surtout s'ils étaient jeunes. Plus encore si c'était des "kourva Jid", putains de Juifs. J'ai déjà raconté le supplice de la "ventouse" : On pince la peau du ventre et on applique un coup latéral, très douloureux.

Avant de poursuivre, parlons de théories politiques fécondes. J'ai lu en 98, dans l'Observateur, que les Japonais à bout de ressources étaient sur le point de perdre leur guerre contre les Russes, en 1904.

Albert Kahn, banquier Français, photographe (en couleurs) et amoureux du Japon, conseilla un financier Américain juif dont la famille avait été assassinée par les pogromistes officiels Tshiornyi sotniki

On sait les conséquences:

Tsushima, Port-Arthur, soviets, 1905, cuirassé Potiemkin, révolution de 1917.

Bientôt je raconterai une histoire, sans doute vraie, où l'on voit l'anti-judaïsme provoquer la défaite de la meilleure armée russe, celle de Samsonof. D'où Brest-Litovsk, Lénine, le goulag, etc...Ça, ce sont d'indiscutables causalités. Quant à Hitler, s'il avait attendu sa victoire pour faire ses saloperies, il avait si bien manœuvré qu'une bonne part de l'opinion mondiale lui aurait été acquise: ce sont ses exactions antijuives puis antislaves qui ont fait comprendre à beaucoup qu'ils étaient les suivants de la liste et les risques encourus en laissant faire. Quoique non anti-juives, les exactions des Prussiens en 1870 et 1914 avaient pour racine le pan-germanisme. L'historien Marc Blancpain, enfant, les vit voler, ravager, couper des arbres fruitiers, réquisitionner lits, matelas, pots de chambre et patates, au point qu'en 1917 les pays exsangues dont ils avaient pillé et bouffé les semences ne purent les ravitailler:

Pan-slavisme chez les Rousskis, pan-germanisme boche, il s'agissait bien de théories stupides prônant la supériorité de "races" imaginaires. Nous, en France, on avait honte de nos ancêtres gaulois. Avantage du système: Tout abruti se voit décerner un diplôme de supériorité sur le voisin. L'inconvénient: Lorsque le voisin, refusant l'évidence, botte le train du super-man, qui se révèle aussi sensible que celui de tout un chacun. Félicitons-nous que les régimes racistes révulsent ou éliminent ceux qui auraient pu leur permettre de triompher. Si moins idiots. Mais c'est un raisonnement stupide, comme de dire: le crime aurait pu être parfait si le criminel n'avait pas été un criminel.

Après la capture de l'armée Samsonof, l'effondrement du front russe libéra Papa peu après. Sitôt arrivée, la fameuse et glorieuse armée du Kaiser s'empressa de tout voler, prendre ou réquisitionner. Résultat: terrible famine, cadavres par tombereaux. (Il en fut de même en Belgique et France du nord, mais si les secours américains purent y atténuer la misère, ils n'arrivèrent presque jamais en Europe orientale où, pour survivre, tous les expédients étaient bons pour se procurer patates gelées et pain de sciure) J'ai déjà conté la distribution par les Allemands, d'un fromage, genre Munster, grouillant d'asticots que nul Juif ne voulut manger, pour ne pas commettre un épouvantable péché. Tu ne cuiras pas l'agneau dans le lait de sa mère dit la Tora, donc pas de viande avec un laitage. Logique, non ?

Même le bois devint introuvable en ce pays de forêts ! Travaillant dans une usine allemande de marmelade, papa parvint, à gros risques, à nourrir sa tribu de frères et sœurs, le père étant, comme de coutume, absent. A l'époque, les plus mal traités par les Boches n'étaient pas les Juifs: leur yiddish, si voisin des dialectes bavarois, les désignait souvent comme interprètes, avivant la jalousie des chrétiens slaves ou baltes.

A peine les Frisés partis, ce fut la terrible "grippe espagnole" qui tua plus que les combats pourtant meurtriers, la famine épouvantable et la guerre civile réunis. Car la révolution russe et le coup d'état bolchevik avaient provoqué des révoltes nationalistes ou anti-communistes. Polski, Lits, Lats (Lettons), Finns, Blancs et Noirs (les anarchistes de Makhno) tous luttaient contre les Rouges ou les uns contre les autres, omettant rarement un pogrom pour se dégourdir les jambes. Alliés et Allemands fournissant les armes. De concert.

 

De Gaulle vient nous voir

(Les puristes écrivent la particule en minuscules, mais "De", flamand, veut dire "le". Donc…)

Vers cette époque mourut, typhus ou grippe espagnole, ma grand'mère maternelle, épouse d'un boulanger qui possédait quatre maisons (selon ma mère) quatre baraques en bois vermoulu (selon mon père). En ces temps troublés, on vit des villes changer trois fois de mains en un seul jour, avec exécutions sommaires à chaque transition.

Entre temps, mon grand'père paternel abandonna, une dernière fois, sa famille pour devenir commissaire politique dans la toute nouvelle Armée rouge, créée par Trotski. Papa, de son côté, s'y engagea et fut "scout", c'est à dire éclaireur. Il admira toujours Trotski d'avoir pu créer, armer, habiller et équiper une telle armée dans un pays exsangue, sans se douter que ce fut au prix d'une misère encore plus épouvantable. En tous cas, mon père jure qu'ils étaient intègres, fusillant voleurs, violeurs et autres voyous, alors que les Blancs multipliaient exactions et tortures.

Un jour, les Polonais prirent une ville, et grand'père avec. Ils l'attachèrent, comme d'autres martyrs, à la queue d'un cheval et le traînèrent à travers la ville, au galop. Le soir même, Papa et son détachement reprirent Vilno. Il y eut des funérailles solennelles, au son de la marche funèbre rouge: "Stavaï, podnimaï, sa rabotchyi narod, doroga-aïa sva-abo-o-o-oda"

(Debout lève toi, peuple ouvrier, pour ta chère liberté - ré la, sol fa mi re la, sol fa mi ré mi, mi, ré mi... que j'ai chanté derrière son cercueil en Janvier 1994, dans le petit cimetière de Sablonnières, 102 ans presque juste après sa naissance. Je demande pardon aux slavisants et aux mélomanes, mes souvenirs sont déjà vieux et confus. Mais, tous ces chœurs étaient, selon mon père, profondément impressionnants. Voici dix ans, j'eus de longues discussions avec lui, expliquant qu'un marxiste est par définition matérialiste, et comme honneur, justice, liberté, amour, bonté ou charité ne sont pas entités matérielles, il avait combattu pour de pures notions métaphysiques et avait donc été manipulé ou abusé. Il ne m'a pas cru.

C'était la guerre finale, qui devait ouvrir les portes de l'Europe révoltée à l'armée du prolétariat. Seul obstacle, la Reczpopolita Polska, la Pologne. Après l'attaque des Polonais de Pilsudski sur Kiev en avril 20, la contre-offensive de Trotski fut foudroyante, les villes polonaises accueillaient les libérateurs avec fleurs et banderoles. Se croyant déjà vainqueurs, ils foncèrent sur Varsovie. Il semble que l'aide-de-camp du général Weygand, le commandant De Gaulle, suggéra une brillante manœuvre, laisser progresser les Rouges, mais bombarder leur ravitaillement. Devant Varsovie, les Russes furent écrasés.

Les Polski avaient pris, une fois de plus, Vilno, capitale de la Lithuanie, cette fois aux Lits. Ils "organisèrent" un référendum pour demander le rattachement à la Pologne de la "Jérusalem du Nord" comme l'appelaient les Juifs, les Litvaks. C'est vers ce temps-là que mon père trouva (boulot, achats ?) une boulangerie de Vilno. La fille du boulanger, Khaya Tsviling, (Zwilling = jumelles en allemand) belle et robuste fille, montait au grenier des sacs de 5 pouds (1 poud =16 kgs), s'éprit de lui et sera "née Jenny Cwilling" pour l'état-civil.

Mon père libéré partit pour la nouvelle capitale Kovno, que les Lits s'empressèrent de "lithuaniser" en Kaunas, pour mon malheur et la joie des ignorants qui ne savent pas qu'il faut dire "ka-onass" et confondent l'esprit français avec celui des arriérés mentaux.

On peut donc dire que ce fut une période agitée, mal connue. Qui sait, en France, que la Lituanie, dernier pays d'Europe à devenir chrétien, prétend parler la langue la plus proche du sanscrit, que ce fut, en 1490, à l'époque de Louis XI, un immense empire allant du futur Berlin aux portes de Moscou, de la Baltique à la mer Noire, englobant Kiev, Smolensk ? Et où régnait la tolérance religieuse. Hein, ça vous la coupe ? J'en suis pas plus fier pour ça. Quant aux prétendus savants qui se foutent de moi lorsque je montre des ressemblances entre yiddish et breton, il y en a aussi avec le lituanien qui dit guolis pour "lit", alors que le breton dit : gwele (et le yiddish: geleger )

Papa, lui, s'en foutait totalement. Il connaissait mieux l'histoire de France. A Madrid, en 1943, buvant une limonade qu'il trouvait saccharinée, il me raconta ses aventures de livreur de limonade, de vraie limonade faite avec des citrons, du sucre et de l'acide tartrique, Pour arriver les premiers chez les bistrots assoiffés, les concurrents se livraient à d'épiques chevauchées, les caisses de bouteilles dansant bruyamment à chaque tour de roue sur les pavés, fouettant leurs malheureux bourrins et manquant de broyer enfants et vieillards. Fouettant aussi, parfois, leurs concurrents.*

*lut aussi dans un livre sur les métier en russie de Henri Troyat

papa et son chariot à limonade

Un hiver où le poêle à charbon, tirant mal, nous enfumait, il conta comment, fumeur de poissons, harengs et sprats, il sentit qu'il s'endormait et, tout vaseux, se leva à grand effort, parvint à se traîner jusqu'au vasistas: l'oxyde de carbone avait failli réussir à le faire retrouver enfumé comme ses harengs.

Sa fierté, c'est, vers 1923, d'avoir milité dans un syndicat. "Nous refusions toute politique. Un jour, on me signale un mouchard. Que faire ? Le chasser ou le tabasser, c'était s'en faire un ennemi, aussitôt remplacé. J'allai le trouver en a parte, pour lui demander, récompense de son admirable assiduité, d'aller faire du recrutement, ce qu'il accomplit avec enthousiasme, pour ne pas se faire remarquer et nourrir ses rapports. Il devint ainsi un de nos militants les plus dévoués, sans avoir jamais eu que des miettes d'information."

En un an, papa organisa 17 grèves. Je radote, mais tant pis, je la re-raconte. Un jour, il est embauché chez un fabricant d'imperméables. Chaque ouvrier devait apporter sa machine. Le salaire était très bas, avec toutes sortes de retenues, car, disait le patron, très social, "Que faut-il à un ouvrier ? Du pain, de l'eau et des patates" ... " Mais lorqu'il s'approcha de moi et me dit:"Sortez, révolutionnaire, vous êtes renvoyé.", je me levai calmement, pris ma machine à coudre et sortis, suivi par toutes les ouvrières qui en avaient fait autant. Et par le patron affolé qui les suppliait de revenir. "Pas sans notre père, Monsieur Simon", rétorquèrent les ouvrières. Mais papa était attendu à la sortie par des flics, convoqués par le patron.

Voilà l'employeur désespéré courant d'un commissariat à l'autre pour demander la libération de son ennemi. Le commissaire exigea des cautions et ce furent deux députés qui vinrent de l'Assemblée se porter caution. Entre grèves et réunions, papa se maria, eut une fille qui mourut bébé d'une méningite. Puis vint André, très indigné de mon apparition, 16 mois plus tard: il m'en voulut énormément de lui faucher non seulement ses langes, son biberon, sa Phosphatine Fallières et son berceau, mais en plus les attentions et les mamours de ses parents. Il tenta une ou deux fois d'éliminer ma concurrence en me faisant avaler un bouton, une carotte, fit deux ou trois fugues en plein hiver et fut retrouvé errant loin de la maison.

 Cette année-là, il y eut de grandes inondations, suivies par un gel profond. Un immense bloc de glace allant jusqu'au niveau de notre 3e étage fut laissé dans notre cour par le Niémen. Un matin, André disparut, l'on battit toute la ville sans le retrouver. Le soir, on le découvrit assis sur l'iceberg. La glace fondit enfin. Nous jouions à la fenêtre avec un chaton, qu'André laissa tomber maladroitement et qu'il me demanda d'aller chercher. Pas plus malin alors qu'à présent, j'enjambai la fenêtre et tombai. Or, pour réparer les dégâts de l'inondation et de l'iceberg, un électricien travaillait juste dessous, sur son échelle. Intrigué par la chute du chat et nos cris, il lève la tête juste à temps pour me rattraper, parcourant ensuite les couloirs et demandant: "c'est à vous, ce loustic ?" Pendant longtemps, j'ai cru à une pure invention, mais comme mes parents me l'ont répétée à plusieurs années d'intervalles, il faut bien se résigner à l'admettre.

Pour en terminer avec ces aventures, mon révolutionnaire de père était tout fier: Grâce à lui et ses camarades, les lois sociales étaient si avancées qu'il était presque impossible de licencier un ouvrier: une semaine de paie par année d'activité, ça cube. Pourtant il n'a jamais compris que son activisme syndical a peut-être joué un rôle dans le coup d'état fasciste de décembre 1926: les avantages obtenus par les syndicats rendaient l'industrie peu concurrentielle. Y a-t'il un rapport ?

Heureusement pour lui et pour nous, il était parti quelques mois plus tôt pour la France, salué sur le quai de la gare par toute l'élite syndicale et progressiste qui allait bientôt le remplacer en prison. Sans doute la plupart n'ont pas survécu aux Russes, puis Nazis, puis re-Russes qui ont occupé le pays de 1939 à 1991. Ayons une pensée pour eux.

Le voyage passait par Berlin, je le sais parce que mes parents m'ont souvent rappelé que j'avais eu la colique sur le canapé de l'hôtel berlinois. Avec ce que je sais à présent, je suis plutôt fier d'avoir fait ce qu'il fallait faire à Berlin avant tout le monde. Prescience ? Arrivée gare du Nord. Un ministre quelconque, Briand, je crois, arrivait lui aussi. La Marseillaise retentit et Maman, s'accrochant au bras de Papa, terrorisée, lui demande: "Ecoute, Siminké, ici aussi c'est la révolution !"

Ils habitèrent un temps à Paris, rue des Mauvais Garçons, je le sais: Enthousiaste, notre père dessinait, pas mal du tout, ce qu'il voyait du haut de son 6ème sur rue.

Puis il partit à Toulouse, où son frère riche lui apprit le métier de coupeur, et pour maman, surjeteuse. Ce ne fut pas facile, car, bien plus tard, l'oncle Henry me raconta qu'après un mois à peine, à une observation, mon père lui rétorqua "Ya nié outshinik" (Je ne suis pas un apprenti) Selon l'intéressé, il avait très vite appris, et s'apercevant qu'on jetait énormément de déchets, il eut l'idée de les coudre ensemble, réalisant des tableautins, des paysages qui se vendirent comme des petits pains. Le fait est que l'oncle Henry en conserva plusieurs pour décorer son appartement.

papa maman et l'oncle Henry

Note 17/3/97: Mon frère indigné prétend que son invention n'était nullement un dirigeable, mais une montgolfière équipée, comme on les fait à présent, de brûleurs à butane. Il n'oublie qu'un détail, c'est qu'on ne savait pas faire de films plastiques à l'époque.

fin de "6 - adieu, boulevards"