Huit tours, pour garder quoi ?

La logique, confirmée par de solides lectures, fournit la clé du transport lourd antique: navigation, maritime et fluviale, igitur (donc) le moindre cours d'eau était un chemin. Même un faible courant peut porter un radeau, (souvent allégé par des outres ou des vessies gonflées d'air) un ruisselet à sec évite les broussailles, un lit rocheux de torrent est préférable à un mauvais sentier, boueux ou ronceux.. Bien sûr, cela impliquait des portages pour éviter les rapides ou passer d'une vallée à l'autre, et des gués pour les chemins. Certains ont fait naître de grandes cités: Francfort sur le Main, Bergerac, Poitiers, Rome, Cracovie, Ancyre... Hélas pour les archéologues, aménagés ou non, c'était chose discrète, souvent "secret militaire" (ou tribal). En outre, ne laissant presqu'aucune trace durable, on ne peut que les déduire grâce à des textes ou de minces indices: relais, auberges, tours de guet, toponymes, surtout géographiques, car reliefs et cours d'eau se sont maintenus.. Leur rôle fut capital: C'est grâce à une croisée de trajets qu'on place à Corinthe l'essor de la civilisation dite classique: "La Grèce archaïque" d'Anthony Snodgrass (Hachette 1986) montre qu'une grande part des innovations vinrent de là, car l'isthme commandait les communications routière Péloponnèse / Attique et maritime Egée / Ionienne. A l'ouest de l'Europe, Rhône et Garonne ont creusé les seuls couloirs reliant la Méditerranée aux plaines du nord. Pas de tout repos: Strabon IV, 1,14 déplore les durs portages du bassin rhodanien.

Où étaient-ils, ces portages si essentiels ? Comment fonctionnaient-ils ? Les livres abondent sur la marine, mais sont rares sur la batellerie antique, sauf généralités. Faute de vestiges ou de textes, ils ignorent les portages, pourtant décisifs, alors que le trafic fluvial romain dépassa le maritime, saisonnier et périlleux. Les routes servaient à légions et courriers. Civils et marchandises lourdes préféraient le bateau (cinq fois moins cher selon l'édit de Dioclélien, mais aussi de nos jours) Laissant, lui aussi, peu de vestiges, sauf les stèles de navicularii et nautæ (bateliers), les plus anciennes et nombreuses de Gaule.

Certaines (Chevalier 287) montrent des plateaux (ou traîneaux ?) chargés d'énormes colis, qu'on voit mal comment hisser sur un véhicule. Seul, le traînage pouvait les déplacer.

portage ou traînage ?

J'ai commencé ce travail vers 1985, et TOUS les auteurs (lus alors) supposaient alors qu'on déplaçait les lourdes charges par des rouleaux ou rondins. Or, j'ai dû déplacer d'énormes machines sur sols lisses et les rouleaux d'acier étaient plus une gêne qu'une aide.. Les meilleurs résultats: une série de pivotements en déplaçant les blocs au fur et à mesure: deux ouvriers suffisaient pour un engin de plus d'une tonne. Dans les films sur Stanley & Livingstone, les porteurs vont, lourds colis sur la tête. Méthode pénible. Si la taille d'arbres, gazons ou haies vous fournit un amas de débris, plutôt qu'en charger votre tête ou votre brouette, prévoyez (avant) une bâche et halez. Sur l'herbe, (humide, c'est mieux) ça va tout seul.

Un bas-relief égyptien montre un procédé voisin: traîneau sur sol limoneux mouillé. Un archéologue incrédule, Henri Chevrier, qui l'essaya avec un bloc cyclopéen (Jacomy 65) vit ses haleurs partir cul-par-dessus-tête: le glissement avait été bien plus facile que prévu: coefficient de frottement voisin de zéro ! Est-ce ainsi qu'on hissa menhirs et dolmens sur tertres et collines, sans lévitateurs extra-terrestres ni engins complexes ? Francis Conte en parle, sur la "route khazare" Don-Volga. Atout majeur, car d'un bassin fluvial à l'autre, c'est, toujours, le cauchemar du batelier: la rupture de charge.

Trouver de bons portages, ce must antique, est méconnu de nos jours, faute d'intérêt ... et de traces. Les ratiarii halaient leurs radeaux sur les moindres ruisseaux, car ils passaient mieux que les barques (scaphæ) sur les gués. On les traînait plus aisément sur les boues glissantes des portages. Des outres, plus ou moins gonflées, permettaient aux utricularii de flotter de lourdes charges avec un faible tirant d'eau. Le bois de ces "hors-bord" primitifs se vendait à l'arrivée. Sans se soucier des archéologues: De ces trajets, nul vestige..: un poste de garde, une auberge, au mieux quelques rondins sur un sentier boueux. Moins encore si le traha (traîneau) était une simple peau. Rêve d'écologiste, cauchemar d'historien. Ce fut souvent le meilleur moyen de transport lourd: Une charrette, un chariot, c'est bon pour foin,  petits colis. Une grosse pierre, un tronc d'arbre sont durs à hisser, mieux vaut les faire riper sur un bateau, un radeau... ou un traîneau.

un port préhistorique

On a découvert, à 16 km SE de Royan, à Barzan, un immense port gallo-romain, vastes horrea (entrepôts), temple circulaire, (futur moulin du Fâ) et 50 ans de besogne aux archéologues, car, miracle, les bâtiments récents y sont rares. Il existait déjà sous Halstatt et disparut au 2e s. au point qu'on ignorait son nom. Si Talmont et Barzan en sont les descendants, ces villages sont antérieurs, peut-être, à Bibracte, doyens de l'Europe non méditerranéenne, où la plupart des savants nient l'existence de villes avant le -2e siècle ! (faux: les fouilles d'Ouessant dont je parle plus haut montrent un habitat urbain du ~5e s. peu étendu, mais le littoral a évolué) Grâce à la Table de Peutinger et à l'Itinéraire d'Antonin, prouvant qu'ils prenaient la lieue gauloise de 2 450 m. pour unité de distance, Jacques Dassié parvint à y localiser "Novoregum". Sans doute latinisation du gaulois *Novioregion (nouveau royaume) On y trouve des restes de poteries et d'amphores venues du nord de l'Europe et Méditerranée, des vestiges de l'âge du Bronze. Rival ou partenaire de Bordeaux ? Son ancêtre, semble-t'il. La route de l'Etain des îles Cassitérides (disparues, mais quelque part sur l'Atlantique, peut-être au SO de la Cornwall anglaise) passait par là, vers la Méditerranée. (En sens inverse: vin étrusque, grec, puis romain) Problème: Le trajet le plus aisé d'Atlantique à Méditerranée, évitant l'Ibérie, c'est "l'isthme gaulois": (Chevallier 277) : Ausone s'exclame "Narbonne, la richesse te vient de la mer orientale comme de l'Océan ibérique ... de l'univers entier tout vient aborder chez toi" (le seuil de Naurouze n'était pas gros obstacle, plutôt le cours torrentueux de la Garonne) (ibidem 124) : Paulin de Pella (Euchar 44, 46) revient en 379 de Rome à Bordeaux par le fleuve, passant la porte Navigère. Novoregion était-il utile, entre Bordeaux et l'océan ?  A l'âge du bronze, les navires venant des îles Cassitérides préféraient peut-être débarquer leur cargaison à Saintes, alors quasi port de mer, d'où on la portait vers Novioregion, direction la Garonne et la Méditerranée, plutôt qu'affronter le pertuis de Maumusson. le mascaret de la pointe de Grave et les tempêtes de Royan.

 

 

 

 
Légende sans bordure 1: Saintes  de la carte Michelin 71                tours  repérées d'un  ,     moulins d'une   .    Pardonnez les maladresses



 

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 Les carrés hors image sont les tours de  Thénac & Pons

                                                           
 
 
 

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De Saintes, ville-clé, un batelier pouvait gagner la mer Noire en quatre portages courts et peu abrupts, par exemple de la Charente au Clain, de la Loire à l'Essonne, de l'Oise à la Sambre, de la Tauber à l'Altmühl et au Danube, et voguer vers Orléans, Lutèce, Mayence, Ratisbonne, Belgrade ou le Pont-Euxin, (mer Noire) Mais pas vers la Gironde ! Novoregum, port de la Gironde le plus proche de Saintes, est loin du large, abrité des tempêtes "normales"… Mais à 32 km de Saintes, dont la route supposée bien droite aurait passé la Seudre au gué de Thaims. (nul vestige d'elle, ai-je lu)

A Novoregum, ne manquait donc qu'un atout, mais capital: une liaison batelière vers Saintes avec courts portages. Seudre et Arnoult coulent NO, la Seugne qui va vers Saintes est bien lointaine, séparée de la Gironde par deux chaînes de collines, basses, mais en montagnes russes..

Ce trop long portage séparait Narbonne, donc la Méditerranée, de la Gaule Chevelue, des bassins de la Loire, de la Seine, etc... et de la prospérité. Pourtant, un "Mediolanos" est une position-clé. Et Saintes fut riche. Pourquoi y allait-on ?

Si Mediolanum Santonorum (sabir celto-latin pour "milieu du pays des Santons") avec ses arènes et ses monuments, devint une cité opulente, il devait y avoir de bonnes raisons:

D'abord son port de mer, car il semble qu'à cette époque, l'embouchure de la Charente était très proche. De nos jours, à Saintes, elle coule à moins de 3 mètres au-dessus du niveau de la mer. Pour quels frets ? Une liqueur d'absinthe, la santonica, laine, cire, poissons séchés, suif, bure, cuculles (parkas), pastel (colorant textile bleu), huîtres marinées et mégisserie engendraient, croit-on, un trafic vers Angoulême (Anculisma), Niort (Nyrax), Périgueux (Vesonna), Poitiers (Limonum), surtout Bordeaux et Toulouse.

Cela suffit-il à expliquer l'importance de Saintes ?

A mon idée, elle découlait aussi de sa position, permettant aux colis et amphores de Novioregion de franchir le seuil du Poitou, et vice-versa.

 

Royan, doyen de l'Europe atlantique ?

Si °Novioregion = Nouveau royaume, quel était l'ancien, le °Senoregion ? Probablement, un fort près d'un port, proche de Saintes à vol d'oiseau, d'où l'on pouvait surveiller le pertuis de la Gironde: Royan, Rogean médiéval, dont le nom fait penser à ce Regum-Region. Un petit fleuve disparu, l'Etain, se jetait dans sa baie ! De sa haute falaise, on peut guetter au loin. Sans gros intérêt commercial, trop loin de Saintes, (on l'a cru place navale gallo-romaine de Saintes, ou simple port de pêche)

Les îles Cassitérides et l'Armorique de l'Age du Bronze ont exporté, en échange de vin, leur étain en Grèce et au-delà. Une part a sans doute transité par la Gaule. Par quels chemins ? La plupart des auteurs voient la Seine, avec un portage de Chatillon vers Dijon, puis l'Ouche, la Saône et le Rhône. Ce qui explique le trésor de Vix.

L'étain d'Armorique a pu remonter la Loire et, par un portage plus roide, rejoindre Lyon ou Vienne. Une troisième voie, dure, mais plus facile, devait remonter la Garonne, puis l'Hers.

Mais les navires de l'âge du Bronze devaient craindre le mascaret de la Gironde. Pour l'éviter, la solution qui paraît la plus simple est de s'engager dans le pertuis d'Antioche, entre l'île d'Aix et l'île d'Oléron, jusqu'à l'embouchure de la Seudre à Marennes, la remonter jusqu'à la hauteur de St Sulpice de Royan. Là, un portage peu pentu de 7 km mène vers Royan et sa Grande Conche, d'où l'on peut voguer tranquillement vers Bordeaux, puis Toulouse. Un court portage entre Hers et Sou suffit alors pour arriver à l'Aude et à Narbonne.

Si Novoregum / Nouveau Royan date au moins de la Tène I, "Région / Royan ne peut être que plus ancien, en tous cas un vieux dunon (fort) gaulois.

On n'a guère trouvé, sauf à Belmont, (colline qui dominait l'Etain) de vestiges de cette époque: haches de bronze, cabanes de chasseurs-pêcheurs aquitains.

S'il y eut un dunon sur la falaise de Foncillon, à cet emplacement, château-fort médiéval, puis citadelle huguenote furent remaniés, rasés, brûlés ou bombardés au moins cinq fois. Royan avait trois défauts: exposé aux gros temps, coupé de Saintes par un trop long portage et voisin du mascaret, dangereux aux petits navires. Par contre, il surveillait l'estuaire de la Gironde

Le "camp de César", non loin de Toulon-sur-Seudre, fut peut-être un essai pour établir un port militaire abrité pour défendre Saintes, mais, comme Novoregum, sans lien fluvial avec Saintes, il n'avait guère d'intérêt

 

Novoregum - Saintes en traîneau ?

Un marin burdigalais (bordelais) débarque au Caillaud (ce petit port entre Talmont et Barzan porte le nom gaulois inchangé de "quai", caio) et va trouver le chef des nautes.

- J'ai un chargement pour Mediolanum Santonorum, comment faire ?

- Si c'est très pressé, je le porte par Thaims, 32 000 pas et un gué sur la Seudre, soit à 5 deniers les 1 000 pas et 10 deniers le guéage, ça fait 170 deniers, plus chariots, chevaux, ânes ou mulets.

Si vous avez plus de temps, allez au port des Monards, aux Marchaussies (breton: marchosi, écuries), 5000 pas de halage à contre-courant sur le Rambaud (breton: rampa, glisser) puis le Désir (breton: dêz, marche d'escalier), halage à 3 deniers, 5 000 de portage jusqu'à la Garde (breton: garid, guérite) 25 deniers. 4000 pas de traînage humide à 3 d. sur l'Aubardrie, (breton, français: bard, brancard) soit 52 d. jusqu'à la Seudre (breton: seder, sereine). De là. faut haler 5 000 pas à contre-courant jusqu'à *Benigus (Bénigousse) (breton: benniga, bénir) sur la Bénigousse, puis 12 000 de portage jusqu'aux Arènes, soit 75 d., en tout 127 deniers si vous n'allez qu'aux arènes.

S'il vous faut aller jusqu'à l'arc de Germanicus, faut descendre l'étier des Arènes et la Charente, il y aura 10 000 pas à 2d, soit 147 d. d'ici à l'arc de Germanicus.

Enfin, si vous êtes près de vos sesterces et encore moins pressé, une fois sur la Seudre, vous la remontez jusqu'à la Gémoze et Gémozac, 4 000 pas à contre-courant, soit 12 deniers, 4 000 pas de portage jusqu'à la Romade (occitan; pèlerinage), 7 000 pas à 3 d. pour Pons, et là, 22 deniers pour descendre la Seugne (breton: saon, saonenn, vallée) puis la Charente (gaulois caranto, breton karantez, amour), soit 127 d. à partir des Monards (breton: monea, retour) Bien sûr, mes pas mesurent un mètre, faut penser aux historiens futurs.

-  On m'avait pourtant dit qu'en Gaule, on était toujours à moins d'une lieue d'une rivière ou un ruisseau...

-  Pas ici. Ici, c'est l'Aquitaine, pas confondre.

- Creusez un canal vers Saintes, sinon, j'vois pas l'avenir en rose, à vot' port, sauf pour archéologues !

Récapitulons: 

Solution 1: Longer la côte puis remonter la Charente. Au moins 100 km de cabotage, de Novoregum à l'embouchure, longeant un rivage bien différent de l'actuel, sans doute moins envasé, puis halage, voile ou rames jusqu'à Saintes. Long en été, périlleux et presqu'impossible en hiver.

Solution 2: Sur un plan de Royan en 1860, un fleuve côtier disparu, l'Etain, descend du marais de Pousseau. Mr Dassié a découvert des vestiges gaulois à Belmont (mont de Bélénos ?), colline qui domine le marais du Pousseau, donc l'Etain. Sur l'autre versant, le Bertu (berr; "court" en breton) coule vers la Seudre, fleuve côtier entre Charente et Gironde qui croise la route Saintes / Talmont.

Belmont commande un trajet Saintes / Royan. La Seudre longeait ensuite le site romain du "camp de César", près de Toulon. De Toulon, on peut remonter le Griffarin vers St Romain-de-Benet. Ensuite, 17 km à pied vers Saintes, (nul cours d'eau "utile" entre St-Romain et Saintes, l'Arnoult coule vers le NO) La tour de Pirelongue (24 m), l'un des plus hauts vestiges gallo-romains avec le pont du Gard (49m), Orange (35 m) et Nîmes (30 m), a pu servir d'amer, sinon de phare, sur ce trajet.

Solution 3: Longer la côte jusqu'à l'embouchure de la Seudre, la remonter vers la Gémoze, son affluent, et Gémozac, puis, par un portage E de 6 km, gagner la Romade qui se jette dans la Seugne à Pons (Lammun) Long et périlleux cabotage, long halage, long portage: vraisemblable. Mais ces  trois solutions excluent Novioregion. Pour lui, seule convient la:

Solution 4: Le Désir se jette dans le Rambaud, mini-fleuve côtier. Novioregion les a dédaignés, s'installant à 2 km de son embouchure, où se trouve l'actuel port des Monards. En effet, s'ils ont la bonne orientation vers Saintes, ces gros ruisseaux sont trop courts et conduisent à ce qui semble un cul-de-sac. Ce mini-fleuve traverse une plaine: "les Marchaussies" où un Breton se dirait "Tiens, une écurie, eur marchosi". (les  toponymes "à l'air breton" fourmillent dans le coin, on l'a vu plus haut) En remontant le Désir, portage ENE, une seule côte à grimper. A-t'on employé ânes, mules ou chevaux sur ce trajet vers l'Aubardrie, minuscule ruisselet qui descend en pente douce vers la Seudre, à travers un paysage assez valloné ? De là,

solution 4a: comme solution 3 : remonter (peu) la Seudre, puis la Gémoze vers Gémozac, la Romade, Pons et la Seugne, Ou

solution_4b: remonter la Bénigousse,  portage NNE de 10 km vers Thénac et Les Arènes. L'étier des Arènes mène à la Seugne et à Saintes. Trajet court, mais long portage.

D'autres solutions existent mais avec des portages encore plus longs. Les solutions 4a et 4b ne valent, en principe, que si ces ruisseaux sont navigables. Or l'Aubardrie ne l'a sans doute jamais été, mais on ne peut le savoir, car il est actuellement souterrain, afin que les tracteurs puissent sans encombre cultiver le maïs; et j'ai des doutes pour la Romade.

solution 5 : Selon Mr Dassié, aucun ruisseau n'étant navigable, tout le trafic était routier, par Thaims.

 

route romaine virtuelle et 8 tours bien réelles. Pour garder quoi ?

Les solutions 4a et 4b, les plus plausibles, m'ont lancé dans une enquête: Près de l'Aubardrie des lieux-dits évocateurs: Vieux-Logis, Four à chaux, la Garde, les Allains...

Sachant qu'une "Garde" était une tour de guet, que les Alains furent installés comme lètes par les Romains, que les fours à chaux s'alimentaient souvent du marbre d'antiques bâtiments, on déduit que s'il y avait des lètes, il y avait quelque chose à garder, un trajet sans doute, et qu'Aubardrie a peut-être vraiment un rapport avec "bard", ce brancard à claire-voie, (je n'ai vu aucun autre " Allains" sur mes 3 cartes au 25000e de ce secteur.)

L'aimable spécialiste de l'IGN chargée des photos aériennes m'a montré des vues stéréoscopiques. En 1950 cette coulée, à sec, car en été, se voyait nettement, traçant un sentier (disparu) Nul doute, à travers ces montagnes naines, c'est le seul accès en pente douce à la Seudre, Ainsi, en l'absence de vestiges probants, car un portage, activité sans prestige, était sans doute un sentier boueux, jalonné de rares  tavernes,  toponymie et topologie aident seules le raisonnement. Guère d'autres indices.

Ah, que si, et des superbes ! Non loin du confluent de l'Aubardrie et de la Seudre, le D 139 traverse un hameau: "Le Port", au confluent de la Seudre et de la Bénigousse. Des barques y logent, j'en ai vu lorsque j'y suis passé.

Pourquoi ce "port" loin de tout ? Pêche à la ligne, ou, jadis, transborder les traîneaux de l'Aubardrie sur des barques parcourant Seudre, Gémoze ou Bénigousse ?

Remarquons qu'un trajet d'Angleterre à Bordeaux évitant le mascaret de Royan, c'est remonter la Seudre jusqu'au Port, et, par l'Aubardrie, rejoindre Novoregum/Talmont: un seul portage de 15 km environ, en pente assez douce. Les Angloys durent l'utiliser. Mais il passe loin de Saintes.

A l'IGN, longue recherche d'une vue aérienne de ce port virtuel. Déception: les arbres cachent tout. Sauf que le ruisseau suffit pour amarrer des barques, évitant ainsi d'obstruer le maigre trafic de la Seudre, comme j'ai pu m'en assurer de visu. Mais la spécialiste me montre deux grosses  tours en ruine, (invisibles au piéton) preuve que ce coin perdu eut jadis grande importance, car les tours sont très rares dans la région. Ces tours auraient-elles protégé les transferts de marchandises sur traîneaux pour le Désir et la Gironde, sur barques pour Gémoze ou Bénigousse ?

J'ose à peine noter que Bénigousse sonne presque comme benignus (bon, obligeant, propice, généreux, selon Gœlzer). Suave et benignus iter lapsendo facere super amne Benigusis (il est doux et propice de cheminer en glissant sur la Bénigousse) devaient penser (à tort et en latin de cuisine) les lions voguant vers les arènes de Saintes

Dans ce paysage de combes, de très faible altitude, mais chaotique, on apprécie l'utilité d'un trajet en pente douce et constante par les lits, même à sec, de ces rus. Un radeau, mieux qu'une barque, peut glisser sur les pierres du gué, la boue de l'hiver ou l'herbe de l'été. Même sans traîneaux, porte-faix, mulets ou charrettes préfèrent les trajets sans raidillons.

Au Fâ, selon Monsieur Gustave, archéologue, l'absence de liaisons fluviales avec Saintes pose problème..

A la Merletterie, pour Monsieur Cottereau, cultivateur, l'Aubardrie est plus un caniveau qu'un ruisselet, d'autant que sa coulée, je n'ai pu la voir: plantée de maïs. Mais, s'est-il souvenu, on a trouvé non loin, vers la Garde, ce qu'on croit être un sanctuaire romain. J'y suis donc passé.

Pas vu de sanctuaire, mais une mignonne tourelle hexagonale, une "garde", en bel appareil, guère visible sur la carte IGN, en trop bon état pour avoir plus de 7 ou 8 siècles. La porte, (Renaissance ?) qui aurait facilité la datation, semble avoir été soigneusement démantelée. Que gardait-elle ? Seuls vestiges, donc, ces 3 tours, et ces lieux-dits: Alains, Four-à-chaux, le Port, Vieux-logis.

Pas le rêve, même pour un *trahator (traîneur) ou un *lapsator (glisseur) acharnés ! (ne cherchez pas dans le Gafiot ces néo-latinismes, je les ai inventés)

 

Vous pouvez sauter les lignes fastidieuses ci-dessous repèrant les tours de ces trajets fantômes:

Cherchons des tours (Tr) sur les cartes IGN. Débarqués au port de Novoregum, les produits "pondéreux" destinés à Saintes furent peut-être halés sur des radeaux remontant le Désir (le Terrier, Tr , 45°31N, 0°50 O) et tour de moulin (Mn) à Grattechat jusqu'à Prézelle (5 km) Ensuite, portage E 4 km par Chantegrelet, (Tr), la Borne, (Mn), (moulin) les Allains, la Garde, (Tr), vers l'Aubardrie descendue 7 km, par traînage, Verdier, (Mn), vers le Port, (2 Trs) Les barques-navettes du Port, soit, (solution 4a, que j'ai longtemps crue la meilleure) remontent la Seudre 2 km vers La Foy, (Mn), puis sur 4 km la Gémoze vers Gémozac. De là 4 km de portage, suivi d'un traînage de 7 km sur la Romade (Gazon, Mn) vers Pons  (énorme donjon), puis descente de la Seugne vers Saintes, 22 km.

La route 4b passe aussi par l'Aubardrie puis halage (5 km) sur la Bénigousse par Beaumont-Chateau, (Tr), Moulin-Neuf, (Mn), l'Enclouse, (Tr), vers Bénigousse. Ensuite, portage NE de 12 km vers, 45°39N, 0°40 O, Thénac, (Tr), Moreau, (Mn), un seul raidillon et les Arènes. (Ce gros consommateur de "produits africains" était mieux placé, peut-être intentionnellement, que Saintes pour les livraisons !)

De là, 10 à 14 km de flottage sur l'étier des Arènes, la Seugne et la Charente pour Saintes. Ce trajet 4b comporte au plus 3 raidillons, un exploit en ces paysages de montagnes russes ! Si on évalue à 5 deniers le kilomètre routier, 2 et 3 le kilomètre halé ou traîné, et 1 d. le flotté, il en coûte 170d. par la route directe, mais hypothétique, de Thaims, contre 142 pour la solution 4b, ce parcours de 40 km, dont une douzaine sont du "pur" portage en l'absence de cours d'eau.

Et si ces 8 tours isolées (+ 6 de moulins, car je soupçonne les moulins d'avoir été utilisés comme tours de guet en bien des circonstances) jalonnaient le "bon" trajet ? Bien sûr, pas dans l'Antiquité, mais au Moyen-Age, lorsqu'Angloys et Françoys s'affrontaient. Soulignons que les tours si nombreuses en ces parages, sont rarissimes ailleurs dans la région. Les cartes au 1:25000, 1432E et 1532 O, qui couvrent 680 km2, presque toute la Basse-Saintonge, ne mentionnent que 5 autres tours, (la seule isolée est la tour gallo-romaine de Pirelongue) plus 34 tours de moulins et 2 pigeonniers. Toutes très dispersées, sauf là, le long du parcours 4b. Dans quel but ? Protéger un "itinéraire poids lourds" important, persistant à travers les siècles, ne serait-ce que pour veiller sur des barils de vin claret de Bordeaux, ou de poudre à canon, and so on, destinés aux Angloys de Saintes, avant et pendant la guerre de Cent ans ? Fut-ce la voie "poids lourds" de Saintes à Rome ? Un archéologue aérien pourrait vérifier si ces tours remplissent d'autres fonctions. Je peux me tromper: tours récentes ou disparues, erreurs de lecture, etc.. châtiment de l'archéologue amateur. Il faudrait savoir si ces ruines datent d'une seule époque.

Ajoutons-y le donjon de Pons, qui gardait peut-être le trajet 4b: "le Port >  Seudre >  Gémoze >  Romade > Seugne > Saintes"

 

traîneaux bordelais

Cette route fut-elle parcourue, presque sans rupture de charge par des traîneaux ? J'en ai presque la preuve: 3 ouvrages: Quand les Anglais vendangeaient l'Aquitaine de J.M. Soyez,(Fayard 1978), La route du vin de Bordeaux de G. Marchon (SAEP Colmar-Ingersheim 1975), La vie quotidienne à Bordeaux au 18e  siècle de P. Butel & J.P. Poussou (Hachette 1980), montrent, gravures à l'appui, qu'on préféra les traîneaux pour charger les lourdes barriques, sur le port de Bordeaux, du Moyen-Age au 19e  siècle: Trois hommes et deux bœufs suffisaient pour charger les gros barils sur une gabarre en bien moins de temps et de peine qu'en les hissant sur une charrette, robuste de préférence ! Peut-on croire qu'un procédé aussi efficace, connu depuis des siècles à Bordeaux, fut ignoré en face ? A l'inverse, je pense qu'à Bordeaux, la question d'employer chariots ou traîneaux n'avait rien de dramatique:

D'autres régions viticoles s'en passaient sans doute fort bien. Par contre, sur les "montagnes russes" de Saintonge, les charrettes étaient si incommodes qu'il existe encore un "chemin ânier de Saintes à Bordeaux", (longeant à peu près l'actuelle autoroute) montrant qu'on préférait des animaux bâtés à des engins roulants. Mais pas question de charger les dos d'ânes avec des barils de 1 000 litres et plus. Les mariniers bordelais, voyant leurs fûts traînés de la Gironde à Saintes auraient, enthousiasmés, adopté la même solution. Pour plus de certitude, j'ai consulté "Saintes antique", gros ouvrage édité en 1978 à Saintes par la Société d'Archéologie et d'Histoire. Hélas, je n'ai trouvé, (carte 375, p. 458) qu'un seul vestige antique sur "mes" trajets, à Thénac (trajet 4b)  Par contre, je lis, page 302: "...cependant, on est surpris de ne voir sur cette carte (des grandes voies romaines convergeant vers Saintes, selon photos aériennes) .... d'itinéraires ... de Saintes à Bordeaux dont on perd la trace au sud de Gémozac"

Ce qui pourrait venir, simplement, du fait que ce "Saintes-Bordeaux" était peut-être en réalité un "Saintes-Novoregum": Un long portage de Saintes à Gémozac, puis vers le Sud-Ouest par l'Aubardrie et le Désir. Ou, plus probablement, un "Saintes - Mortagne-sur-Gironde" (breton mor, mer, tan, feu, phare), car le D6 parcourt les 12 km de Gémozac à Mortagne en ligne droite, comme une vraie voie romaine. A mon avis, tous ces trajets ont pu co-exister ou se suivre de l'antiquité jusqu'au Moyen-Age, en l'absence de documents ou de vestiges clairement parlants.

 L'hydrographie, les conditions politiques, les longues guerres, le brigandage, les nécessités économiques ont pu faire préférer telle solution, tel trajet à tels autres. La seule certitude: Gaulois, Gallo-romains comme Ausone, Angloys ou Français de nos jours ont dû se rendre de Saintes à Bordeaux et vice-versa, en passant par Novoregum ou, plus tard, Les Monards. 

En somme, "mes" trajets étaient si discrets que même les archéologues ne les voient pas !

Or, les seuls vestiges matériels d'un vieux chemin de Saintes à Bordeaux, ce sont mes 8 tours , alors que les tours isolées sont rarissimes dans cette zône. Bien sûr, nous sommes plus près des routes de l'Etain et du Vin que de la Soie ou du Fer.

Le mot "portage", que j'ai si souvent employé, a pris une autre teinte après ces heures de recherche sur les cartes et le terrain. L'historien "moyen", sorti des règnes et des guerres, accorde quelques lignes à l'agriculture, à la vie urbaine et aux artisans. Pour lui, les transports, ce sont deux lignes sur les routes, trois sur la navigation maritime. La batellerie n'existe que sur le Nil, à la rigueur sur la Seine, le Rhin et le Danube. S'il lui avait fallu commercer ainsi, il n'aurait guère fait fortune à ces époques.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ouvrages non cités consultés aux Bibliothèques municipales:   r) de Royan - p) de Paris 18e                    

-          r) collectif: La Charente-Maritime, l'Aunis & la Saintonge des origines à nos jours - Bordessoules         

-          r) Guy Binol: Histoire de Royan & de la péninsule d'Arvert - Le Croît Vif, Paris 1997                               

-          r) F. J. de Labruyère: A la recherche de la Saintonge maritime - chez l'auteur,.,. Versailles                        

-          p) B.Dez & E. Patte in Histoire du Poitou, du Limousin et des pays charentais  Privat 1976                    

-          p) Paul Marie Duval: la Gaule pendant la paix romaine -Hachette 1997                                        

-          - livre cité: Raymond Chevallier, Voyages et déplacements dans l'Empire Romain (A. Colin 1988)

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