12 - tourisme insolite-evasion de france
Départ, 12 Janvier 43. La pauvre Ginette, deux ans et demi, court, tend une écharpe à Papa "Tiens, papa, tu vas t'enrhumer". Dernières paroles d'elle dont je me souvienne. Les fiers Ubermenschen nazis et leurs larbins ont réussi, à trois ou quatre, à capturer ce bébé pour l'envoyer à une mort atroce. Ça, ça prouve la supériorité raciale. J'ai vu un matou de bon appétit laisser un chaton errant dévorer sa pâtée. Ce n'était qu'une bête, pas un fonctionnaire. (J'y peux rien, s'ils détiennent le record. Il y en eut de patriotes que j'admire, mais c'est ainsi.) L'oncle Henry avait tout bien organisé, mais les sept mâles (on avait, par peur qu'ils ne puissent supporter le passage, laissé femmes et gosses) qui prirent le train de Port-Vendres auraient pu être repérés même par un marmot, attifés qu'on était en alpinistes de comédie.. L'oncle Charles et son fils Maurice, l'oncle Achille, André, Papa et moi. Le septième, Georges Steiner, je le revis une fois par an. Un huitième, le seul goy, vint nous rejoindre dans le compartiment. Belle brochette. Miracle, nul contrôle. Apparemment, le goy, très discret, n'était pas dans le coup. A Port-Vendres, des "doryphores" arpentaient les quais, nous sortîmes en hâte, un béret basque nous ayant fait signe. Le goy suivit, se présenta, il devait nous servir d'escorte, au cas où... On était donc 4 jeunes et 4 vieux.
Achille André Henry sur les ramblas ŕ Barcelone Dès la sortie de la gare, on enfila un souterrain. Sûr, on serait gaulés à la sortie. A Toulouse, on ne progressait qu'à trois dans les rues du couvre-feu, l'un à un coin, l'autre surveillant le coin précédent, et ainsi de suite. Pas de cette façon suicidaire. Au débouché, ouf, déjà le pied des montagnes. On commence la grimpée, sans voir la Méditerranée pourtant si proche. (Je ne l'ai vue une première fois qu'à Alger, en Septembre 43). Montagne à vaches ! Une promenade pour André, Maurice et moi. La troupe commença à s'effilocher. Le béret distribue de petits bambous en guise de cannes. On parvient, peu après, à un second tunnel. Montagne ou gruyère ? A la sortie, non, c'est pas l'Espagne. On continue sur des pentes assez faciles. Papa n'en pouvait plus. De toute sa vie, il n'était pas monté plus haut que la butte Montmartre. Il crut - souvenir de film ou roman - qu'une gorgée d'alcool lui ferait du bien. Nous eûmes beau lui crier que c'était l'inverse, avez-vous déjà vu un père croire ses gosses ? Par la suite, il a toujours farouchement nié s'être écroulé sur le sentier, "Laissez-moi mourir ici, partez, mes enfants, adieu !" - Lève-toi, ce n'est rien, prends un bambou dans chaque main, nous allons te tirer, ça passera vite". C'est vrai, on était tous affaiblis par les privations et le manque d'exercice, sans parler de l'alcool pur, dont on n'avait pas bu une goutte depuis des mois. Mais, stupéfaction, dix minutes plus tard, il ne trottait certes pas comme un isard, mais tenait le coup. Plus haut, ce fut le tour de Steiner. (qui a fait ensuite une guerre très brillante et fut décoré) Le guide le bourrait de coups de pied, l'encourageant affectueusement: - Mais non, t'es pas fatigué, saligaud, t'as la trouille, on va tous être frits...." Facile à distinguer. Fatigue, pas trouille. La montagne, pour un débutant mal nourri, ça cisaille. Et Georges avait aussi avalé sa fiole d'alcool. Mêmes causes, même effet..Lui aussi a tout oublié. Peu après, le goy disparut subrepticement. Il nous avait montré, furtif, un 6,35. Au loin, on entendit deux coups de feu, un fort et un faible. Le guide nous demanda de presser le pas. André, après la guerre, m'expliqua qu'il avait revu le type à Alger. Ayant repéré une patrouille allemande, il l'avait entraînée à sa poursuite, nous sauvant tous, pour franchir la frontière bien plus loin, après en avoir descendu un presqu'à bout portant avec son joujou d'enfant. Si les carabiniers nous avaient pris avec lui, ils nous auraient reconduits aux boches, à cause du flingue. J'savais pas. Merci, inconnu. Ça ne vous fatigue pas, vous, ces "moi, je", à longueur de page ? Tiens, pour changer, on va faire un peu de philo de bistrot: excellent pour les muscles du cerveau, ça donne l'air profond. Je me fous souvent de mon frangin qui, pour étudier, disons l'anglais, achète à prix d'or une pile d'ouvrages d'occasion, démodés, incomplets et de valeur pédagogogique douteuse. Je souligne pédagogogique, car si l'existence de pédagogues a pu être parfois décelée, jamais, au grand jamais, leur expérience n'est mise à contribution par les pondeurs de livres scolaires. Ils s'abaisseraient en testant leurs théories sur le terrain, ou savent trop bien le résultat. Seule exception: les bouquins canadiens de maths des Frères des Ecoles de la doctrine chrétienne, qui rendaient faciles imaginaires, intégrales, calcul exponentiel ou cosinus hyperboliques, avec en plus un savoureux accent de terroir, audible à la lecture) Donc, comme lui, pour apprendre la philo, j'ai lu des tas de livres sans rien piger. Sauf, chez mon abbé sarthois, l'Apologie de Socrate de Xénophon, tenue en peu d'estime par les doctes. (A juste titre, mais tout de même à lire). Le pamphlet de Revel Pourquoi des philosophes ? m'a plu. Peu m'en est resté, sauf une admiration pour Revel. Mon préféré: Nous l'avons tous tué de Clavel, fait entrer dans le monde de Platon et de Socrate. Hélas, je suis trop nul. Chaque mot séparément, ça va, mais tous ensemble, le trou noir. Pour le bac philo, à Casa, le prof, M. Frèche, était sensationnel, Heidegger, Husserl, Kirkegaard, Sartre, tous les géants de l'existentialisme. De là à dire que je pigeais.... n'exagérons pas. Et puis, l'autre jour, je me suis dit qu'un nourrisson heureux ne sent sans doute rien, comme une fleur ou une vache au pré: béat, mais inconscient. Vienne le déplaisir, faim, inconfort ou douleur, le voilà qui prend, simultanément, conscience de son existence et de la souffrance. L'un pas sans l'autre. Et, lorsque la douleur cesse ou la faim est apaisée, à ressentir du plaisir. Donc, distinction du bien et du mal. Il ne tardera pas à expérimenter sur ses proches si ce qui lui fait mal les fait crier ou pleurer aussi: notion de l'Autre et généralisation du concept du Bien et du Mal, ou plutôt du Mal et du non-Mal, abandon du solipsisme. (C'est se dire qu'on est le seul être conscient, un genre d'égoïsme, en plus calé) Comme le confort est associé à certains visages, certains contacts, certaines images, arrive la notion de Beau, associée à celle de Bon, sur le plan gustatif entre autres. Voici bébé doté d'une poignée de concepts que d'autres ont cherché dans le ciel des Idées. Ne sont-ils pas issus des sensations initiales ? Mal, Bien, Bon, Beau, éthique et esthétique prennent hic et nunc leur source. Hein, ça soulage, comme aurait dit Etienne Bonnot de Condillac, qui pensait des trucs comme ça deux siècles avant moi. On a beau être ouvrier et avoir des cals aux mains, on sait aussi se servir de notre jugeotte. D'où croyez-vous qu'il vient, le concept de faute et de péché ? Du ciel, ou de la maman courroucée de trouver encore les langes pleins ? La métaphysique commence par ce mystère, cette question primordiale: "D'où viennent pipi et caca ?" Sans doute elle aussi, malgré ses airs de grande dame, sort de ce premier miracle quotidien, y compris les mystérieuses ontologie et ipséité, ces illusions qui me persuadent d'être moi, quels que soient mon aspect ou mon âge, absolument autre que les autres (alors qu'en réalité, on se ressemble tous bougrement) Allez dire à un môme qu'il n'est pas lui. C'est sans doute pourquoi personne n'y comprend rien, c'est des histoires de moutards. Nous, adultes, sommes moins compliqués: manger, dormir, faire l'amour. Et agir pour obtenir ça: bosser, faire son lit ou faire la cour. Le reste du temps, on s'occupe comme on peut, on fait joujou. Ou cherche des histoires au voisin. Par exemple en le soupçonnant de noirs complots, dont on accusa francs-maçons, aristocrates, Eglise. Mais aussi, jadis, jacobins, janissaires, jansénistes, Japonais, jaunes, jésuites, jeunes, joueurs, journalistes, juges, Juifs. Pourtant, n'avoir jamais jasé sur jaloux, jardiniers, jobards ni joufflus, est-ce juste ? Bon, c'est pas tout, je vous ai laissés en pleine montagne, dormant dix minutes chaque heure, dans les creux de roches, marchant dans la nuit, puis le lendemain jusqu'au soir. Notre guide nous conduisit vers une crête qui se découpait sur le ciel clair, nous y fit rester sous divers prétextes confus. On sentait l'entourloupe et commençait à se méfier. On l'a compris plus tard, c'était pour nous faire repérer par les carabineros. Il nous dit: "Vous êtes en Espagne, attendez un peu plus bas, un guide espagnol vous mènera à Barcelone" Mensonge, mais il nous avait sauvés, nul ne le remercia, car on crut à la trahison. Un type surgit, nous montra un point de l'horizon: Allà (par là) et disparut. A présent, je crois que, montés de Port-Vendres vers la Madeloc et la Massane, traversant la forêt de Sorède, on passa la frontière près du Perthus: Au lieu d'aller à La Junquera où nous étions attendus, on avait dévié vers Requesens. On descend donc à l'aveuglette un sentier escarpé, puis au hasard, vers des lumières: Le premier "village éclairé" depuis des années, traversé incognito au bruit de nos godasses cloutées, sous la conduite de Charles, chef auto-désigné, nous dirigeant vers Collioure au lieu de Barcelone ! Heureusement, les Pyrénées barraient la route. Repos dans un fossé glacé. Arrivée dans des vergers. Un paysan, espagnol typique au visage hâlé. Rassemblant tout mon savoir, j'interroge: ¿ Se pueden comprar naranjas ? Il me regarde, hébété. ¿ Que ? ¡Ah ! ¿Norantgé ? ¡ Si, si ! Pas question de nous en offrir, il n'en avait sans doute pas. (et ne parlait que catalan). Ce fut donc l'oncle Charles, dont l'éternelle bonnne humeur, l'air "indien", les cheveux bruns le firent aussitôt reconnaître comme "pur espagnol", qui se chargea des contacts. Si pur espagnol qu'en voyant une photo de Franco, je crus que c'était l'oncle déguisé en amiral.
Un vrai sosie de l'ordure, sans doute par un lointain aïeul. Il se chargea désormais des conversations, s'en tirant si bien qu'en peu de mois, il parlait catalan comme père et mère, croyant parler castillan (je blague, il parla très bien espagnol). en taule, au pays de mañana (demain)
Le bruit court que "Franco", c'est nom de marranes, Juifs français chassés par Charles le Fou, puis convertis de force par Isabel la Cradingue. Lointain cousin de l'oncle ? Pas de quoi pavoiser. Charles (pas le Fou, le nôtre) eut même, rapidement, le privilège d'exercer son métier de coiffeur garanti parisien, d'abord en prison, puis dans sa "résidence surveillée", la ville d'eaux de Caldas de Malavella, le Vichy catalan, où, rebaptisé Carlos, il vécut gaiement cette période où tant de Juifs eurent plus de tsores (soucis) que de mekhayes (joies) comme on dit en yiddish. Un village d'opérette surgit: Campmany, marché animé, gardes civils aux étranges bicornes, carabineros.. On se serait cru au Mogador. Un forgeron nous invita à nous asseoir, nous offrit un vasito (petit verre) de moscatel qui nous coupa les jambes. Les carabineros n'eurent plus qu'à nous conduire à la Mairie-Ayuntamiento. On nous logea à l'auberge, mangeant passereaux grillés contre pesetas. Qu'on regretta, à tort. Le lendemain, une camionnette nous ramena vers la France. On pâlit. S'arrêtant à Cantallops, la douane. Les gabelous (andalous) ne songeaient pas à nous remettre aux Chleuhs, mais à nous dépouiller. Sans vergogne, sans reçu. Stylos, couteaux et pesetas (pessétasses). De nouveau, transfert, vers le sud. Barcelone ? Non, Figueras. Adieu pésètes, adieu, passereaux ! Nous restâmes trois jours à la Comisaria où nos dernières pesetas devinrent deux assiettes de riz par jour, mais abondantes. Des agents de renseignements vinrent, soi-disant pour les Alliés, nous interroger sur les dispositifs allemands à Toulouse. Que nous ignorions. On fit connaissance d'un Mister Pearson, de Svarstskop station, en Afrique du Sud, et on promit de se revoir après la guerre. Autant en emporte le vent. Charles rouspétait contre l'ordinaire. Les policias armadas les "gris" comme on les appelait, nous promirent monts et merveilles mañana (demain), en prison. Salauds ! Menteurs ! Précisons: les carabiniers, en vert, sont garde-frontières. Les "machines à écrire", avec leur bicorne noir de cuir bouilli, la guardia civil, gendarmes. Il y a aussi des agents de police, policias et les plus haïs, los grises, comme nos CRS, ex gardes-mobiles. Jugés en 2 minutes, sans avocat, puis a la carcel, en prison. Le bâtiment semblait petit: deux tiers étaient interdits: mâles et femmes espagnols. Dans le troisième, nous, la racaille, les métèques. Formalités d'entrée faites par des presos (prisonniers), dont l'un nous accusa de l'avoir livré aux bourreaux. Salauds de Français. On s'était pourtant déclarés Polonais, sur le conseil du passeur. Dans la cour, on s'esclaffe: maigre et tondu à zéro, l'oncle Henry. Il nous met au courant: C'est le royaume de la faim. Lorsque je lus, bien après, le Lazarillo de Tormes je m'en sentis proche cousin. Les murs, à hauteur de poitrine, sont constellés de petits cratères, traces d'impacts, qu'en bons chaudronniers, André et moi utilisons comme "tas" pour transformer, avec un caillou en guise de marteau, des boîtes à conserves en cuillères à soupe. Les cellules, celdas, font 3,5 x 2,5m. Il faut y dormir à 21, sur le béton nu, en sardines, les pieds de l'un sur le nez de l'autre, nos manteaux usés pour matelas, nos vestes pour couvertures. Derniers arrivés, sous le fenestron, les anciens près de la tinette. Nul n'y chie, mais pour pisser, la nuit, il faut enjamber les dormeurs râleurs. Par chance, janvier catalan est doux. La nuit, les trains ne manquent jamais de siffler, sifflet lugubre très différent des pimpants trains français, qui fait penser aux films de cow-boys. Et, très impressionnant, de sentinelle à sentinelle, toute la nuit: ¡ Aleeeerta ! Mais on s'en lasse vite. Enormes inégalités: Hollandais, Belges, Anglais, Polonais et Américains touchent argent et nourriture, leurs consuls s'occupent d'eux activement. Français et apatrides: rien, c'est à dire le matin une louche de café vrai mais léger, UN petit pain (trop) frais de 100 grammes, pour DEUX, pour la journée. On le casse en deux devant le partenaire, puis les mains derrière le dos, on demande "Droite ou Gauche ?" Chaque fois, certain que l'autre a la plus grosse miette. Les nouveaux l'avalent d'une bouchée, pour loucher ensuite toute la journée sur le voisin économe, savourant chaque atome. A midi et le soir ¡ Venga, rancho ! (viens, le rata !) Une louche de bouillon très clair où nage une rondelle de chorizo Ø 20 x 10 (millimètres) chacun. On se sent légers. Je faisais trois fois le tour de ma taille avec ma ceinture. J'ai changé depuis. Les heureux possesseurs de pesetas peuvent à la cantina, acheter oranges et sardines salées. Les autres, c'est-à-dire apatrides et Français, rongent peaux d'oranges et têtes de sardines, s'ils ont la chance d'être copains du généreux richard. Par bonheur les cigarettes, gratuites, mais rationnées (Ideales, Finos de Hebra) échangées, permettent aux non-fumeurs (nous) le demi-mini-pain des drogués en manque. L'oncle Charles, né Poldève, parvint à nous faire reconnaître Polonais. Avec tous les avantages comestibles. Hélas, le lendemain, je fis connaissance d'un grand type sympa, et dans le cours de la conversation, lui confiai que j'étais Litwak. Horresco referens (je frémis à le dire) : C'était le chef du groupe Polak, qui nous vira illico presto. Retour aux têtes de sardines. Vie culturelle intense, dans la cour où l'on passait des heures. Seul thème: recettes de cuisine. Catalanes, bretonnes, alsaciennes, lyonnaises. De l'avis commun, les meilleures étaient auvergnates. Un vrai régal. A en baver. De regret. Le plus rigolo: un arrivant crasseux se plaint des Espagnols, ces sales étrangers. André lui fit remarquer qu'ici, le sale étranger, au "propre" et au figuré, c'était lui. Au réveil, la Diane: Por la mañana, toca la diana, puis un chœur féminin chantait l'hymne phalangiste Cara al sol, con la camisa negra (face au soleil, avec la chemise noire) les hommes, l'hymne requete (royaliste): Por Dios, por la patria y el rey. et tous l'hymne national Gloria, gloria. Le dimanche, misa, la messe, à genoux sur le ciment, réunissant espagnols mâles et évadés. Les quatre condamnés à mort (certains depuis 5 ans déjà) debout, enchaînés, à côté de l'autel. A la fin, on doit, musulmans, juifs ou protestants inclus, écouter les 3 hymnes officiels, main tendue pour le salut fasciste. Un petit malin plie deux doigts: un mois de calabozo (cachot) Mais la biblióteca possédait un énorme Quijote que je pus savourer à loisir: Le monde réel c'était la Mancha en 1550, pas la prison et l'an 1943. Au marché noir, l'estraperlo, un stylo en or ou une montre contre 100 grammes de pain. Un gros Juif hollandais l'organisait, revendant l'or au directeur de la prison qui le revendait aux nazis ! Ayant été dépouillés par nos douaniers de Cantallops, on ne put vérifier. Michel Debré résidait dans une autre cellule. Moi, je fis connaissance d'un Bokanovski très gentil, qui devint ministre, bien plus tard. A la visite médicale, les nouveaux se disaient constipado (enrhumé) au lieu d'estreñido (constipé), à la joie des anciens. Grâce au régime franquiste et à ma situation sous la fenêtre, je fus 18 jours sans aller à la selle. Trop de corps à enjamber, et chier en public, pas moyen. Le meilleur souvenir de ma vie, c'est là: Dans cette geôle où des officiers volaient, d'autres fouillaient les ordures pour dévorer les épluchures, chassés par les cuistots, mon père eut le courage surhumain de nous partager sa minuscule ration. Ça, c'est l'héroïsme. Il n'est si bonne chose qui ne prenne fin. Achille et moi fûmes les premiers à quitter ces cellules anti-cellulite. Encordés à une vingtaine, poignets liés, comme les bagnards en route pour Toulon, jadis, on traverse la ville vers la gare. Barcelone, gare tout amochée par les bombardements. On attend, assis par terre, jusqu'à 10 heures du soir (pour la discrétion ?) un train de marchandises. Dans le train, la corde est remplacée par des menottes américaines toutes neuves, une pour deux. ¡ Venga, coño ! (Allez, con) Les wagons avaient porté du ciment. Entassés, la moindre traction de l'un resserre les deux bracelets dans un vacarme de jurons, gémissements et même pleurs. Soudain, une belle voix, chaude et bien timbrée: Un soir, dans Florence la belle ...Une chanson cucul de Rina Ketty. Magique. Tout s'apaise d'un coup: si notre wagon roule dans la nuit d'hiver, on est tous à Florence. Un quart d'heure après, les gardes vinrent ôter nos menottes. Merci, chanteur inconnu. parenthèse Trop jeune pour m'engager dans les Brigades Internationales, j'avais connu, outre Melgar, d'autres républicains espagnols, en zone libre. A Madrid, la bonne de la Pension Ivor, Inès, qui avait fait un stage à la carcel de Carabanchel, m'apprit les hymnes détournés : Por Dios, por la pata de un buey, ..Cara al sol, que me pongo morena (Pour Dieu, pour la patte d'un bœuf, ..Face au soleil, je brunis..) Plus tard, ce fut mon pote Rafaël, puis bien d'autres, à Casa, à Toulouse, à Paris. Je suis persuadé que si l'Etat-major français avait envoyé des armes, ou du moins des observateurs, ou même recruté les réfugiés, notre humiliation de 40 n'aurait pas eu lieu. En 39, Franco piétinait, Mussolini et Hitler n'avaient plus le rond pour payer la guerre. En aidant quelques semaines le gouvernement Negrin et les Tchèques, on emportait la décision. La lâcheté d'Eden, Chamberlain et Daladier nous ont donné la honte et la déroute. Qui donc les conseillait ? Pétain. Vous m'objecterez que ça n'a servi à rien, on a recommencé en Bosnie et au Rouanda (sans parler de Viet-Nam, Algérie, Nigeria, Tchétchénie, etc..) Partout, les mêmes calculs mesquins aboutissent aux mêmes désastres. Bravo la "Real-Politik". Justement, à propos de politique. J'abomine Franco et ses crimes, vive le Frente popular. Pourtant, s'il avait laissé passer les nazis à qui il devait tant, Hitler gagnait la guerre grâce au verrou de Gibraltar. Il refusa d'aider quelqu'un ayant signé un pacte avec Staline. Prétexte ou haine fanatique ? Alors que Suisses et Suédois refoulaient les réfugiés, il accueillit d'abord les débris des armées polonaise et belge, puis plus de 40 000 Français, Anglais, Américains, Hollandais, déserteurs allemands, Juifs de partout, même des Russes, baptisés Tchèques. Véritable armée qui fut un renfort considérable: plus de 5 divisions. Au grand déplaisir de son ex-allié. Quand Pétain et Laval voulurent livrer à Himmler les Juifs d'Afrique du nord, ils échouèrent grâce à l'opposition de Franco et Mussolini. Voui ! Qui plaidèrent que beaucoup étaient d'origine espagnole ou italienne. En Bulgarie, Grèce et Yougoslavie, des ambassadeurs espagnols ont sauvé pas mal de Juifs Séphardis. Certains Espagnols regrettent Franco, car il y avait alors moins de chômage, drogue et délinquance. J'y peux rien. Ceux que ça choque, souvent, ont admis le goulag, le Grand Bond et autres polpoteries, sourire aux lèvres (moi inclus)*. *ah il avoue! Tant qu'on y est, parlons Pologne. Il y a des ressemblances: courage, intolérance, lutte contre un ennemi non-chrétien (Jan Sobieski, vainqueur des Turcs à Vienne) et surtout un catholicisme étroit et borné. Et tous deux ont "résolu leur problème juif" de façon stupide, cruelle et déshonorante, l'une en 1492, l'autre à la faveur des cons hitlériens. Ce que tous ignorent, c'est que de 1200 à 1792, la Pologne fut un modèle de tolérance où coexistaient luthériens, orthodoxes, catholiques et Juifs, Lituaniens, Ruthènes, Russes, Turcs, Allemands, Polonais, même des Tartares. Mais un enfer pour les paysans et les serfs. C'est en Espagne que je me sens le mieux après la France, et mes meilleurs potes furent souvent Polaques. On a dit que tout Polonais avait son "bon juif", moi, j'ai eu au moins 6 ou 7 "bons goys". Au point d'avoir été soupçonné d'en être un moi-même. Comment juger ? Quis custodiet ipsos custodes écrivait Juvénal. (qui garde ces gardiens), autrement dit, pour juger, faut les mains propres. ………………………………………………………………………………………………………….. La bataille de Stalingrad, commencée en Septembre 42, s'achevait par une énorme défaite boche. A notre insu. Notre convoi roule vers Saragosse, s'arrêtant parfois en rase campagne, pour pisser. Un garde civil nous surveille. Assis sur le plancher à côté de l'oncle Achille, je songe: Hitler, s'il parvient à franchir la Volga, rien ne l'empêchera de conquérir l'Inde et donner la main à Tojo. Il finira pas se heurter aux Japonais, mais on sera tous morts avant. Je repense à l'affiche: Populations abandonnées, faîtes confiance au soldat allemand. Si ce salaud d'Hitler avait réussi à amadouer les pays occupés comme il faillit y réussir en France en 40 et 41, c'était dans la poche. Mais un étron, même parfumé à la rose, est toujours aussi merdeux. Nul doute que sa sauvagerie hystérique anti-juive, anti-slave, etc... a fait prendre à beaucoup conscience du danger et empêché bien des hésitants de basculer dans son camp. A Saragosse, miracle: on monte en "vrais" wagons de voyageurs. Je revois les lithos de mon Malet & Isaac: Siège de Zaragoza, femmes et moines contre les grognards de Napoléon. Prosaïque, l'oncle Achille, avec les pesetas de la prison (car on touchait 2 reales (réaux) soit ½ peseta par jour, plus un paquet de cigarettes par semaine) l'oncle, donc, achète deux petits pains pointus aux deux bouts, pour un prix dérisoire, 8 pesetas. Avalés sur le champ. Je voulus en acheter d'autres, mais dans sa sagesse millénaire, l'oncle dit que si les prix baissaient tant entre Figueras et Saragosse, ils baisseraient encore ensuite. J'ai eu du mal à lui pardonner, car le second et dernier pain espagnol du même type et du même goût, je l'ai dégusté à Paris 18e, en 1985. Le boulanger prenait sa retraite le soir même ! Un "machine à écrire" s'assied dans notre compartiment. Sitôt démarrés, il sort de sa sacoche une tortilla (omelette aux pommes de terre) et mastique consciencieusement devant sept spectateurs fascinés. Par plaisanterie, le gras garde civil se tourne vers moi: - ¿ Tienes hambre ? (Tu as faim ?) - ¡ Oh, si señor, mucho ! (Oh, oui, Monsieur, beaucoup) - ¿Quieres un pedacito ? (En veux-tu un petit morceau ?) Je le remercie et il m'offre, avec un bon sourire, un de ses poivrons, très piquant. Mais s'il avait cru me faire ciller avec son piment, il fut surpris et ravi de le voir englouti allegro vivace. Du coup il m'offre la moitié de sa tortilla, que je n'osai pas partager avec l'oncle mais qui vit en mon souvenir, comme ce brave garde que j'aurais sans doute fusillé de bon cœur si je l'avais eu en face de moi, 4 ans plus tôt. Station suivante, Logroño, plus de petits pains.. Au soir, on arrête. Quai usinier. Soldats au poncho couleur sable (celle des soldats du Tsar, me dit l'oncle) et en espadrilles, un pompon rouge dansant au bout du calot. Une odeur épicée inusitée (safran ?) flotte sur ce laid paysage militaro-industriel, triste dans le soir de février. Loin, ô combien, des images de chevaliers en haubert et cottes de mailles, les campeadores, héros de la Reconquista qui partit de là pour anéantir l'admirable civilisation hispano-arabe. Le rêve médiéval subsiste un instant dans la lumière dorée d'un soleil couchant d'hiver. On entre dans la réalité, future légende du 20e siècle: un camp de concentration. fin de 12 - tourisme insolite-evasion de france
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