3 - chemin du Préfet- resistant

Tailleur révolutionnaire, mon grand-père paternel était "établi" juste à la frontière entre Tzar et Kaiser, commode pour la contrebande de livres subversifs, d'armes et d'hommes. Voyageant beaucoup, il confia un jour la garde de son échoppe à son aîné, mon futur oncle Henry; qui, hélas s'était fait de "bons amis" au gymnase (le lycée russe) et perdit aux cartes. Henry s'enfuit à Toulouse, fut embauché par le tailleur chic du coin, Lapersonne, et peu après épousa une jolie vendeuse, vers 1912 ou 13, (Autre version: il avait écrit son nom partout sur des colis bien emballés dans une valise, des revolvers que la police de St Pétersbourg découvrit: d'où fuite du grand-père vers l'Allemagne et du fils vers la France) En 1915, il acquit un magasin allemand sous séquestre et devint le fourreur à la mode.

Pendant ce temps, mon papa vivait fougueusement des aventures qui le menèrent, comme je l'ai raconté, à Vilne, dans un camp polonais, puis à Ponivèje où il épousa Khaya (Jenny) Cwiling (Tsviling) et lui fit une petite fille, morte à 6 mois de la méningite, un garçon, Khaïm (André), puis moi.

papa maman et André en lithuanie

André m'a raconté son émerveillement lorsque Papa l'amena dans l'écurie sombre et immense où plus de 50 énormes chevaux attendaient de livrer la limonade.

Lorsqu'en 1926, papa dut quitter précipitamment avec sa femme et ses deux gosses la verte taïga de Kovno sur Niémen, il vint tout naturellement lui "demander conseil". Il devint apprenti fourreur, dans le grand atelier de son frère. N'ayant pas d'enfants, l'oncle pensa nous "franciser" en nous plaçant en nourrice. Le premier essai, à Saint-Lys, fut désastreux: nourris de patates et de lait tourné, on y prit une bonne entérite. Mon aîné André, affamé, assomma deux ou trois canards à coups de bâton, améliorant ainsi notre menu, car n'existaient ni frigos, ni surgélateurs. Et surtout, obtenant notre rapatriement. De ces temps de misère, je n'ai gardé nul souvenir.

papa maman moi et André en France

Une vingtaine d'ouvriers (ères) travaillaient à l'atelier de l'oncle. Craignant les courants d'air plus que l'enfer. Hélas, en bons Toulousains, ils se régalaient de "pan chinchat". Vous savez bien, pardi macarel, ces petits croustets de pain qu'on frotte d'ail et qu'on déguste à toute heure: c'est parfumé, ça pique un peu, ça protège de tas de maladies, c'est un régal et pas cher, boudi (bon Dieu) Pas pour mon malheureux père, que ces effluves torturaient, à la stupeur générale: "Boudi macarel, que tchapaïré" (les occitanistes reconnaîtront "bon Dieu" et "chapaire" francisés) Papa, ignorant qu'un chapaire est un voyou toulousain, s'étonnait de la popularité du grrrand hérros partisan soviétique Tchapayef dans le midi de la France.

Autre surprise: les Français parlaient de meurtre à tout bout de champ, en allemand. Où qu'on soit, on les entendait s'écrier "Mörder". Papa ignorait que les Romains disaient "merda", en latin.

L'une de ces ouvrières alliacées, Nini, venait d'épouser un jeune "d'avant-garde", Jean Caujolle, futur projectionniste de cinéma, passionné de techniques nouvelles, d'électricité, de moto et de radio - non, pardon, de TSF - Il s'était même monté un poste à galène dont la grande antenne rectangulaire nous impressionnait fort et dont il nous confiait, suprême honneur, les écouteurs qui grésillaient de façon enivrante charlestons et tangos. Nous fûmes donc confiés à Marie Galaup, mère de Nini, veuve de guerre avec 3 filles: Paule, Nini, Mathilde. Nous la baptisâmes illico "Tata" (tante en occitan).

J'ai connu bien des familles, en France et ailleurs, sans en rencontrer d'aussi "braves". Souvenir de l'antique courtoisie occitane ? Ou tradition cathare ? Chez ces Ariégeois peu dévots, seule superstition: les colliers d'ail qu'on nous mettait le soir pour chasser les vers. L'oustal, "notre" maison, très villageoise de ce quartier encore rural, (à 100m on voyait des champs) subsiste encore, (mais la chambre où nous dormions est devenue l'entrée d'un parking) comme une anomalie dans l'ex "chemin du Préfet", devenu en 1941, avenue Fernand Desbals

(Qui c'est-y, çui-là ?) et en 1947, avenue Marcel Langer, le Manouchian (juif) local. On a fait partie, sans le savoir, de son groupe. Mon frère a remarqué qu'à Toulouse, presque toutes les rues dédiées à un résistant portent des noms yiddish ou espagnols. J'ai vérifié, c'est exact.

Sur la cuisinière, son autel, Tata grillait, ensauçait, rôtissait les volailles qu'elle avait plumées. Un vrai festival de cuisine d'oc. Olives, graisse d'oie, fritons, saucisses de Lacaune succédaient à cèpes et autres régals. Ah, les daubes, les farsous ! Et l'ail ! Toujours souriantes, les 4 femmes ne savaient ni crier, ni gronder, moins encore frapper et pourtant nous élevaient fort bien. Tata, en outre, mijotait une de ces cuisines ! Chaque jour était une fête, à tel point qu'ensuite nos parents "légaux" ne nous convinrent plus du tout. Si vous voulez garder le cœur de vos lardons, ne criez jamais, évitez surtout les trop bonnes nourrices: les paradis perdus sont la mort de l'amour. Heureux jours. J'ai mis 70 ans à comprendre que les sous du tonton y étaient sans doute pour beaucoup. A l'insu de sa femme et de son frère, papa.

Le ciel lui-même était d'un bleu qu'on ne voit plus que sur les cartes postales. On allait souvent se promener au Parc Toulousain, sur les bords de Garonne, avant que ce seul lieu agreste à des lieues à la ronde ne fut ratiboisé par des édiles sans doute bien intentionnés. Je le regrette, ce parc sauvage, plein d'herbes, de criquets, de grillons, de coccinelles et d'arbres, car à présent, pour trouver un coin à peine analogue, les Toulousains vont à Saint-Ferréol, en longue procession de bagnoles sur 50 kilomètres. Le progrès.

Jean Caujolle nous emmenait parfois sur sa moto au guidon immense qui l'obligeait à rouler plaqué à sa machine. Deux ou trois fois, il nous mena à son ciné, voir "Le Kid", avec Chariot, ou des films de "coboïlles".

L'aînée, Paule, resta célibataire. Elle avait travaillé à la Cartoucherie et faisait alors de la couture à domicile pour "Les Ciseaux d'Argent". Passionnée d'opéra, elle nous menait au "Capitoleu": nous grandîmes baignés de "grands airs". Pendant les entr'actes, le spectacle du parterre, vu de notre balcon, était fascinant: Tant de crânes chauves et luisants qu'on se demandait si nos cheveux n'étaient pas déplacés. Mathilde, la plus jeune (morte, la dernière, en 1999) travaillait à la Poste et étudiait beaucoup. Le soir, cela faisait une belle tablée, et j'enviais secrètement André d'avoir une chaise comme un grand, alors qu'il me fallait trôner dans ma chaise de bébé transformable.

L'école maternelle était au bout de la rue. En y allant, je courais si fort que mes talons tapaient contre mes fesses. Notre institutrice, la directrice, Madame Prat, nous apprenait à lire et à écrire. Dans la cour de récréation, j'avais un ennemi, Barnole, et un copain, Alberni. Il y avait aussi une fille très populaire, car elle montrait aux garçons comment c'était sous sa culotte. J'aimais grimper aux poteaux du préau, quand les maîtresses avaient le dos tourné, je faisais vite, mais me laissais glisser ensuite avec précaution, car 4 ou 5 mètres de chute, ça fait mal. Une de mes premières humiliations fut le jour où on me déguisa de force en Chat Botté. Passe encore pour cette ridicule queue, mais lorsqu'une maîtresse souleva le maudit appendice et qu'il en tomba des "crottes", je refusai net d'ajouter le répugnant au ridicule et fondis en sanglots- Je ne fus pas Chat Botté.

C'est dans cette école que nos déboires de gauchers ont commencé. Dans mon entourage, il y a 4 gauchers, dont 3 sont désordonnés, et 4 désordonnés, dont 3 sont gauchers; tous élevés différemment, aucun n'est fils de gaucher. Par contre, j'ai remarqué que bien des gauchers ont un sens de l'espace plus affiné que celui des droitiers: beaucoup sont bons sculpteurs, architectes, dessinateurs industriels ou ont un "sens de l'orientation" qui leur permet de retrouver leur chemin. Léonard de Vinci, gaucher, écrivait en miroir (moi aussi) Toujours est-il, qu'en ces temps, c'était mal vu et André en souffrit plus que moi, qui appris à me servir aussi bien - ou aussi mal - de ma "belle main" que de l'autre: On écrivait comme des sagouins, mais lui eut en plus des troubles du langage qui me mettaient dans une rage folle, car, puriste maniaque, je ne pouvais souffrir une faute d'orthographe ou d'élocution (ma femme prétend que même à présent...)

Ainsi, mon frangin, intelligent, créatif, artiste, fut-il catalogué mauvais élève, puisqu'il écrivait mal et faisait des fautes, ce qui ne l'empêcha pas, plus tard, d'apprendre seul langues et maths, puis informatique, de faire de très belle peinture, des sculptures de classe (au burin et au marteau) et de dessiner, à toute allure, des usines entières. Je suppose qu'aucun des enseignants qui lui gâchèrent (par ignorance) la vie n'en a eu des troubles de digestion. Qu'il y ait parmi eux imbéciles ou ignares, passe, mais qu'on ne leur donne pas de gosses à démolir. Si les crétins sont rarissimes dans ce dur métier, ceux qui existent font des ravages en toute impunité. Comme j'étais fort en orthographe et avais bonne mémoire, je m'en suis plutôt mieux tiré malgré "écriture" et "soin" pas très conformes.

André dessinateur d'usines

Dans la cour de récré, un enfant gentil était "mounndi" et une brute était traitée d'inoucenntt. Il m'a fallu 50 ans pour comprendre que mondit, c'est Raymond (Ramon) le comte de Toulouse des Croisades, et Inocent, c'est ce salaud de pape Innocent III qui nous envoya l'Inquisition, il y a à peine 800 ans.

Je sus bientôt lire, à 3 ans. Un jour, de la fenêtre de Nini, au premier, je parvins à déchiffrer l'enseigne de la boutique d'en face: "L'EPAR-GUE-NEU". Nous eûmes une "franche discussion linguistique" car André eut le culot de soutenir qu'il fallait lire: "L'EPARNI-EU" alors qu'il était évident qu'il escamotait un G pour le remplacer par I. Pourtant, c'est à lui qu'on donna raison, je n'en suis pas encore tout à fait consolé. Nous devînmes bientôt lecteurs acharnés, tout bout de papier devait être lu. "Rie et Rac" avec les "cartoons" de Carrizey, Benjamin Rabier ou Alain Saint-Ogan... plus tard Dubout. On appréciait le Petit Larousse, sa couverture rose et sa souffleuse de pissenlits.

 Un grand plaisir, c'était tourniquer autour de Tata et l'observer préparant daubes aux olives, poulets farcis, ou la soupe aïgo bouïdo (aiga boida, eau bouillie), la célèbre soupe des pauvres qu'on prépare en dix minutes avec 4 pointes d'ail et un oeuf.

Jamais de saucisse "de Toulouse", on n'en a mangé qu'à Paris. Chez nous, que des saucisses de Lacaune, fraîches ou sèches. Pour boisson, de l'eau rougie avec du vin de pays à 7°, (Banni à présent, au grand dam des vignerons..et des bistrots qui ferment tous)

Si l'on peut dire une jeunesse heureuse, ce fut bien la nôtre: chez Tata on était bien. Le soir, on lisait des livres d'images sous la lampe à pétrole, le jour, on allait à l'école, ou on jouait dans la courette à regarder les lapins qu'élevait le voisin. Lorsque l'oncle nous emmenait à Grépiac, dans ces lointaines campagnes où il fallait passer l'octroi pour quitter Toulouse (et le payer pour y rentrer avec volailles ou légumes du jardin) nous passions un pont, le pont Saint-Michel, qui débouchait sur une banlieue champêtre à présent totalement Hachélémisée. A peine en vue de l'ONIA, usine d'engrais azotés construite par les Boches en réparation des dégâts commis en 14/18 dans le Nord (admirez la logique), nous entonnions en chœur: "La vallée de Josaphat, les usines" dont nous ne comprenions pas un mot, mais c'était la tradition. De même, passant le pont de Pinsaguel, sur l'Ariège, on criait: "Avassa, avassa" sans nous douter que c'était le seul mot yiddish dont nous avions souvenir. Je n'ai compris que bien plus tard que ça voulait dire: vaser (Wasser allemand) de l'eau.

On aimait bien rouler dans la Talbot de l'oncle, dans ce pays un peu gersois, donc gascon, où les routes jouent aux montagnes russes: Au bas des côtes on avait l'impresssion d'un mur vertical devant nous. Un pur miracle de le voir s'aplatir et disparaître. En ces lointaines randonnées, on se faisait parfois insulter en "patoès" par les paysannes dont nous manquions d'écraser les poules vagabondes. Car les routes, plus parcourues de charrettes et troupeaux que de voitures à pétrole, étaient désertes, parfois non goudronnées, macadamisées.

oncle Henri

Une fois, on eut peur, et sans doute l'oncle a-t'il été aidé par notre présence: C'était Carnaval. Après l'avoir mené en procession dans la ville en chantant le célèbre "Adiou, adiou paouré, adiou paouré carnabal, tu t'en vas, et iou rimani, per mandja la soupo d'oli", (adieu, adieu paure, adieu paure Carnaval, tu t'en vas et ieu rimani per manjar la sopa d'óli. adieu pauvre Carnaval, tu t'en vas et moi je reste pour manger la soupe à l'huile) On devait lui mettre le feu, puis le jeter dans la Garonne. Nous voici donc en voiture sur le Pont-Neuf grouillant de Toulousains hilares. Une bande d'étudiants nous bloqua aux cris de "Un chic au patron", dont je n'ai pas encore compris le sens, mais comme ils secouaient brutalement la voiture, la vue de nos têtes intriguées fut, supposé-je, plus efficace que les traits décomposés du tonton pour calmer les plaisantins.

Au fond, nous connaissions peu Toulouse, hormis le Capitole, la prison Saint-Michel aux allures de château-fort d'opérette et la place Esquirol, ensoleillée et grouillante de tramoués. Le nôtre, de tramoué, c'était le 2, qui allait du passage à niveau de la barrière Sainte-Agne, à deux pas du chemin du Préfet, vers la gare Matabiau, en passant juste rue de Languedoc devant le Tigre Royal, le magasin de l'oncle.

Vieux et amortis comme ils l'étaient, ils allaient très loin et très vite, sauf aux embranchements, où le ouatmanne devait manoeuvrer lui-même les aiguillages. Ou lorsque le trolley déjantait dans une joyeuse pluie d'étincelles- Redoutés des automobilistes pour leurs freins défaillants et leurs pare-chocs massifs, ils dissuadaient tout stationnement abusif. Méthode facilitant grandement la circulation: A peine supprimés, les embouteillages apparurent aussitôt dans les voies brusquement rétrécies, envahies de bagnoles. En outre, aux heures de pointe, avec deux ou trois remorques, ils transportaient aisément 3 ou 400 Toulousains au-dessus des étroits ponts de Riquet, sur le canal du Midi. Lorsque les bus aux culs énormes tentèrent d'en faire autant, toute la ville ne fut qu'un inextricable parking de voitures bloquées sous un nuage puant. Si vous voulez en savoir plus, voyez mon fils, c'est son cheval de bataille.

Est-ce que vous aussi, vos souvenirs d'enfance ignorent pluie ou neige ? J'ai beau m'efforcer, je n'arrive pas à m'en souvenir d'un seul, de ces jours gris et désespérés que j'ai connus ensuite à Paris. Je ne revois que canotiers, chapeaux de paille, terrasses de café où les gens restaient assis sans doute pour l'éternité devant un verre qu'ils ne vidaient jamais. (J'ai menti: j'adorais voir les gouttes "resquiter" (rebondir) dans les flaques, la goutte remontait, retombait, traçant des ondes bientôt effacées)

Le soir, toute la rue sortait les chaises devant la porte. Commençaient de longues soirées silencieuses. De temps à autre, une remarque en occitan sur les pylônes qu'on venait d'installer pour "mettre l'élexcité", sur les inondations du printemps:

"A Villemur, le Tar (Tarn) faisait fondre les maisons qui s'affaissaient comme tomates mûres" (En effet, la plupart étaient en briques de terre crue séchée).

Un jour, des ouvriers firent passer des tuyaux dans la grande cuisine: on "mettait" le gaz, et les becs Auer nous éblouissaient avec leur manchon plus blanc que mille soleils.

Outre le Capitole, où nous écoutions Thaïs, Werther, Manon Lescaut et même Louise, Paule nous menait au Grand Rond. Même, une fois, allées Jean Jaurès (avant qu'elles ne soient transformées en un sinistre parking bétonné) voir le feu d'artifice du 14 Juillet 1929, dont le clou était un "Toro de fuego" qui provoqua une panique en éclatant au ras du sol, projetant une vraie mitraillade. Parfois, un camion à pneus pleins et entraînement par chaîne parcourait la rue dans un bruit de ferraille, admiré par les messieurs en canotiers et maudit par les dames en chignon et longue robe noire.

L'emplacement du Tigre Royal

De temps en temps, le "2" (tramway) nous menait au Tigre Royal, où régnait ma tante, autoritaire devant les vendeuses, obséquieuse et souriante devant les clientes. Elle était dévorée d'une jalousie aussi féroce que justifiée, qui la rendait terrible. Je l'ai mieux connue bien plus tard. A ses confidences, je compris qu'elle avait dû souffrir d'un père ivrogne et brutal. Hors de ses crises, elle était charmante, enjouée, spirituelle, d'un goût très sûr: Au moulin de Grépiac chaque pièce groupait les meubles d'une région occitane, avec calels, breç (berceaux) panetières, pétrins et oulles, en un temps où tout le monde bazardait et jetait ces vieilleries.

A côté, séparée par un grand verger, la ferme, où deux rangées d'immenses boeufs blancs alignés devant les mangeoires côtoyaient le premier tracteur qu'on eût vu en ces parages. Les dindons étaient faciles à provoquer: "Plus rou-ouge que toi", mais nous évitions les jars au bec pinceur.

Les soirs d'été, le curé en barrette venait dîner. Dehors, la table était mise sur la route même, toujours déserte, alors. On apportait la lampe à pétrole où les malheureux papillons de nuit se brûlaient les ailes.

Nous allions aussi nous promener au bord de l'Ariège, où l'oncle faillit être entraîné par le torrent sous nos yeux désolés. Un jour, on m'offrit un vélo. Je le prêtai à André qui parvint à démarrer, mais ne sachant s'arrêter, roula un bon quart d'heure. Il aboutit au "cabinet noir" sous l'escalier où l'enferma ma tante, justicière injuste. Il faut dire que le domaine était vaste et c'est grand pitié de le voir aujourd'hui ravagé par motards et bagnolistes, après l'avoir connu dans sa gloire. Grépiac est maintenant proche-banlieue. Jamais je n'y reviendrai, j'aurais trop mal. La dernière fois que je le vis, en 1955, j'en ai eu le cœur chaviré. Cette campagne calme et prospère, ce grand parc, ce manoir encadré par les deux tours de ses pigeonniers, ce grand moulin à eau où jadis les charretiers de tout le pays d'alentour venaient porter leur blé, tout était sali, défiguré, abandonné ou, pire, bétonné à tort et à travers. Les belles salles où il faisait si frais l'été avaient été cambriolées, un désordre général accentuait le contraste. Quant au verger, pecaïre, boudi. macarel, vous fariat pietat (pécheur, bon dieu, maquereau, il vous ferait pitié)

A l'école, nos maîtres nous expliquaient que progrès signifie amélioration. Mentaient-ils ou ignoraient-ils que le seul progrès que l'on trouve en abondance, c'est celui que je viens de décrire: le progrès du cancer.

Auquel il faut ajouter les dernières améliorations. Sida, vache folle, listeriose, dioxine... et ce n'est qu'un tout petit début.

L'assassinat d'une planète, le PPProgrès, quoi !

 

fin de 3 - chemin du Préfet- resistant