4 - Javelgrad (paris)

Un matin, dans le magasin de l'oncle, je demandai: "Tante Marguerite, qu'est-ce que ça veut dire UN, NEUF, TROIS, ZERO sur le calendrier, derrière la caisse ? ".

- 1930 !

Peu après, la famille Galaup en pleurs nous conduisit gare Matabiau, direction Paris. Nous, le voyage avec Tonton nous plaisait bien, on se sentait coupables de ne pas pleurer à l'unisson. Le voyage était rigolo, les roues faisaient padam, padam sur les rails, et l'arrivée en gare d'Orsay fut mémorable, avec dîner au restaurant ultra-chic. (on l'apprit plus tard).

la famille Galaup

Hélas, les Galaup avaient raison. On fut accueillis par des inconnus se disant nos parents, qui parlaient un épouvantable charabia en tentant de nous faire ingérer des cuisines insolites. Traînés dans une école-caserne, il fallut tout le courage aveugle de l'enfance pour supporter ces chocs, et s'adapter à ces nouveaux univers.

Quant à notre "familyé" ! Ils parlent un autre jargon, massacrent le français, aucun doute, c'est des Boches, on est chez les Boches ! Et puis, ils avaient la main lourde, nous grondaient on ne savait pourquoi, nous fessaient, nous pinçaient, nous faisaient arriver en retard à l'école où on était punis parce qu'ils croyaient que ça commençait à 9 heures. Bref, le machiavélisme ou l'inconscience de nos parents nous avaient faits étrangers partout.

A l'école on se moquait de notre accent du Midi, à la maison, on voulait nous apprendre le russe et le yiddish, à table on nous infligeait orge perlé, bulbe kashe (purée de patates sans beurre ni lait, mais avec oignons frits !) pois et carottes sucrés, poisson frit ou poché, mais froid. Le tout, sacrilège, sans ail, mais saupoudré de persil, que j'abhorrais. Et l'oignon était souvent brûlé.

 

En outre, le malheureux André était puni souvent pour des fautes commises par moi, or, Papa se servait de sa ceinture pour appuyer sa pédagogie. Pourtant, il était plutôt gentil et surtout, le soir, contait des histoires, partie folklore russe, partie adaptées de Mark Toeyn (Twain) avec Tom Soyère (Sawyer) et Gek (Huck) Finn devenus "Voupeï-fait-caca" et "Voupeï-fait-pipi".

Maman aussi s'efforçait de nous séduire, rembarrée par les charcutiers à qui elle demandait, mêlant notre assent au sien, des frittans, grattans, oliveus (fritons, grattons) moins connus dans le secteur que caviar et bliniys. Car on était dans le quartier rousski. Parfois, mon pot à lait en fer émaillé à la main, au restaurant des taxis, où j'allais acheter un litre de borshtsh, cette soupe rouge de betteraves, on me faisait chanter la berceuse cosaque anti-Tchétchène de Lyermontof; Spim la dienits, moy priékrasnoy, bayoushki bayou, tykho smotrit, mesiats yasnoy, vkolibeł tvoyou... que notre petit père le Tzar faisait apprendre aux enfants des massacrés par les pogromistes en shapka. Il faut dire que chant et lecture tenaient un grand rôle en notre vie. Papa et maman chantaient sans cesse en travaillant, lui à sa table de coupeur, elle à sa machine surjeteuse. Surtout en russe et yiddish. Mais seule, maman avait une belle voix, chantant des lieder de Schubert comme des airs de Sadko, de Borodine.

A l'école, pas grand' chose: cui-cui-cui, je suis le maître de Paris faisait regretter la maternelle: Il fait jour, le ciel est rose, l'horizon vermeil, et plus encore le chemin du Préfet, où l'on entonnait, sur l'air des soldats de Faust, le chœur des pêcheurs de Pinsaguel (près de Grépiac): Anden nos totis a Pinsaghel, pescar la sofa e lo barbel... Et bien sûr, Aquelas montanhas (aquélos mountagnos, comme écrivent les Gavaches, les Franchimands qui parlent ponchut (pointu) et massacrent notre belle langue d'oc en l'appelant patois..

Dans la rue, Rosa, ma gitana, Valentine ou Sous les toits de Paris étaient fredonnés par passants et passantes. Maman chantait Kupitie bublishki, goriatshy bublishki ou In einem kleine Konditorei Papa préférait les succès d'Alexandre Vertinsky: Tyi nié platsh, nie platsh, maya krasavitsa ou la berceuse yiddish révolutionnaire: Sleyf un yongt di shvartse volken, s'fayft un brumt der vint... Maman perfectionna beaucoup son français sous le métro aérien, vers La Motte Picquet-Grenelle, en répétant en chœur avec les autres spectatrices/auditrices les paroles des chansons populaires qu'interprétaient un accordéoniste, un ténor et une vendeuse de partitions: Dans les bouges, la nuit, d'Montparnass' à Grenell-leu, le destin me conduit vers des amours nouvell-leus. Au resto russe, Otshi tshornaya, (Yeux noirs) c'était l'hymne national de l'Emigration.

A l'école, autre affaire. Heureusement, j'avais un ami, Polonais, Stanislas Kisiel, car il valait mieux être trois à la récré pour affronter les as du coup de poing dans le dos et du croche-pied en vache.

Ah, les sales mômes ! Heureusement, à présent, ils sont plus mignons, n'est-ce pas ? Après mûre réflexion sur ce sujet-bateau: "d'où vient la délinquance ?" j'ai comme tout le monde accusé les parents, la télé (ou le cinéma, jadis) et les "mauvaises lectures" Réflexion faite, l'endroit le plus dangereux, c'est celui le moins surveillé, là où s'apprennent l'argot et les gros mots, se disent les vacheries et les menaces, se forment les bandes et naissent d'immenses problèmes: la cour de récré.

Surtout immense et surpeuplée. C'était d'autant plus vrai rue Lacordaire, où 5 ou 600 braillards mâles de tous âges s'affrontaient dans un pandémonium hurlant. De vrais Parigots, vifs, rapides, vaches, pas mignons pour un sou. La plupart, fils d'ouvriers de Citroën, Ritals ou Polaks, élevés à coups de bottes dans le train. Jactant tous l'argomuche. Mes "ennemis" Toulousains ne leur venaient pas à la cheville pour l'esprit de répartie et les réactions aussi foudroyantes qu'imprévisibles. Et pis, y jaspinaient l'argot faut voir comme, fallait pas s'radiner avec une tronche à la mords-moi-le, ça gazait pas !

En classe, André dut, humilié, redescendre dans ma classe pour crime de mauvaise écriture et fautes d'orthographe. Car c'était dur, devoirs, leçons à réciter par cœur, discipline avec mise au coin et (rarement) coups de règle sur les doigts; on était 45 dans une classe peu chargée, écoutant en silence et bras croisés. Rien d'étonnant que trois ou quatre fois, nous ayions fait l'école buissonnière: La vie parisienne, on la supportait mal, très mal.

Une fois, capturant un des tortionnaires, "Comment qu' tu t'appelles ? " il répond : "Parmonon". Je cours le dénoncer "Parmonon ? par mon nom, dit le maître, on s'est moqué de toi". Une autre fois, à la sortie de l'école, un de ces vaches de Parigots me pousse et me fait choir sous un taxi qui roula lentement sur mon pied. Le chauffeur, pourtant pas russe, fut très gentil et vint souvent prendre de mes nouvelles à la maison. Toutes ces vacheries absolument gratuites, sans prétexte, comme ça. Ou notre accent "du Midi" ? Transporté par le taxi à l'hôpital Boucicaut, j'eus bien du mal avé mon assent occitan, à faire comprendre à cette buse d'infirmière que je ne m'appelais pas Anerie, mais Hannri, H, E, N, R, I.

Le Jeudi, pour un franc, on allait voir les "cove-bois" aux Folies-Javel et les futurs chefs d'œuvre du muet: Notre-Dame de Paris avec Lon Chaney, le Voleur de Bagdad avec Douglas Fairbanks, Ramona, le Feu, Sous les toits de Paris avec Albert Préjean (un des premiers parlants), Charlot, Double-pattes et Patachon, 4 de l'Infanterie, A l'Ouest rien de nouveau, Frankenstein avec Boris Karloff, Mädchen in Uniform, Tempête sur l'Asie.

le Voleur de Bagdad avec Douglas Fairbanks Notre-Dame de Paris avec Lon Chaney   4 de l'Infanterie Sous les toits de Paris avec Albert Préjean (un des premiers parlants

 

L'avantage, c'est que Rouskis ou Sidis, Polaks ou Ritals, fallait savoir lire, et vite, pour piger. Très bon exercice. Autre avantage, les muets étaient vraiment silencieux, pas comme à la télé qui se croit obligée de coller des musiquettes débiles chaque fois qu'elle en passe un. Et les films pouvaient venir de n'importe où, une fois sous-titrés, ça marchait. C'était le début du parlant, de la tour de Babel, qui renforça la suprématie de Hollywood. Nos préférés, c'était les covebois. Le Vendredi, la cour de récré retentissait de coups de feu, le moindre bout de ficelle devenait lasso, les nuls en récit' contaient dans les moindres détails les exploits de Tom Mix et Ken Maynard aux malheureux qui en avaient été privés.

Le XVème, comme presque tout Paris, hormis le XVIème, était une immense usine. Partout échoppes, boutiques, usines et ateliers s'imbriquaient dans les logements. Seule la rue de l'Eglise aux pavés disjoints, bordée de maisonnettes, avait conservé un peu d'air villageois, d'autant qu'au bout, il y avait le square et ses grands arbres, et en face, le maréchal-ferrant qu'on admirait manœuvrant masse ou soufflets. C'est là qu'on avait notre bande, la bande à Cécelle, car il avait une mitrailleuse à billes. On écumait le square, jouant au pendu, ou à des comptines As-tu vu Bismarkeu, à la Porte de Charenton (1871) Combien faut-il de boulets de canon pour bombarder la ville de Lyon, (la Terreur, 1793) Un pou et une puce, sur un tabouret, qui jouaient aux cartes, aux cart'au piquet (1622). Napoléon est mort sur un cochon (1830) Parfois, on poussait jusqu'à la rue de la Croix-Nivert voir les vaches du nourrisseur ou la meule à manivelle du serrurier, avec ses étincelles. On tentait d'attendrir les imprimeurs "Ramona, envoyez-nous des cartes postales" et nous vîmes un jour tomber de leur tour des dizaines de petits drapeaux. L'aubaine. On allait même dans des chantiers, grimpant jusqu'au 2e étage sur des planches à moitié pourries tenant à peine aux murs. Sur les quais de Seine, on faisait des glissades sur les piles du pont de Grenelle lissées par des milliers de fonds de culotte.

C'est là que nous vîmes, sans comprendre, mais en rougissant, un clochard qui se branlait entre deux blocs de pierre de taille. Je me rappelle notre incrédulité indignée lorqu'un grand de 8 ans osa prétendre que les bébés, c'était quand la bite du papa rentrait dans celle de la maman.

On n'allait jamais loin. La rue des 4 Frères Peignot nous intriguait avec ces frangins. L'avenue Félixeu Fort (Félix Faure) comme disaient ses habitants, c'était nos Champs-Elysées, on y lisait les tout premiers Mickeys et Félix le Chat à la devanture du libraire tolérant.

 

Le dimanche, parfois, on eut droit au manège du Champ de Mars. Je ratais toujours les anneaux qu'il fallait attraper avec une baguette. "Sacré Cosaque !", se moquait mon père. Une ou deux fois, on partit en métro au Bois de Boulogne, assez proche. On alla aussi voir l'Exposition Coloniale, où le temple d'Angkor, reconstitué par Lyautey, ainsi que le Grand Rocher et le Musée des Colonies attiraient des visiteurs du monde entier. Trop, car André et moi nous y perdîmes. Avec sang-froid il m'ordonna de rester sans bouger tandis qu'il explorait les entours. Nos parents ne se doutèrent de rien.

Autres raretés: un voyage à Meudon par le train des Invalides, un en bateau-mouche jusqu'à Charenton. La pire des promenades dominicales: l'île des Cygnes, rue sans joie au milieu de la Seine.

Il y avait peu de voitures, mais à l'arrière, la roue de secours aidait à s'accrocher pour faire un petit trajet clandestin. Certains montaient sur les marche-pieds, mais c'était plus risqué. Un jeune triporteur me proposa même un jour un trop court voyage dans sa malle avant, miracle jamais renouvelé.

Nous habitions au 6e d'un immense immeuble "bourgeois". Sur chaque palier, les clés sur la porte, jour et nuit, sauf chez nos voisins d'en face, les Soleranski qu'on entendait se disputer tous les samedis soirs. Un soir, Papa tenta d'intervenir, réalisant l'union sacrée du couple polonais contre l'intrus, chassé avec imprécations.

Dans l'appartement, une cheminée avec chauffe-plats ornait la salle à manger. L'oncle Achille avait un jour offert un nécessaire de fumeur de cigares dont la guillotine à mégots nous impressionnait par son pouvoir évocateur.(Il ne servit jamais mais existait encore en 1996)

 

Sur le balcon, je m'amusais, un jour, à balancer un marteau. Il m'échappa en plein jour de marché. Lorsque je le ramenai, sous les regards réprobateurs de la foule, papa, dont l'atelier était au premier, m'accrocha au passage pour me flanquer une fessée bien méritée. Autre fessée mémorable: Un jeudi matin, André et moi jouons au docteur, il diagnostique gravement: "Faudra vous enculer" La fessée collective qui s'ensuivit, je ne l'ai pas plus oubliée que ce mot dont nous ignorions la signification.

Dans l'immeuble vivaient des amis de nos parents, les Turk, qui avaient une grande fille de mon âge (6 ans) Titine. Ils venaient de lui donner une petite sœur, Cécile, dont je devins plus tard un peu amoureux, alors que Titine avait un faible pour moi, sans que je m'en rendisse jamais compte. La pauvre Ernestine, plus tard, plaquée le jour du mariage, neurasthénique, se jeta un jour sous un métro.

On allait parfois ensemble au bois (de Boulogne, de Vincennes ?) Mon père et Monsieur Turk y jouaient à saute-mouton, mais debout, la tête juste un peu penchée, et ces deux hommes parvenaient, chacun son tour, en prenant appui sur les épaules, à sauter par dessus leur partenaire, chose que je n'ai jamais vu refaire ensuite par quiconque. C'est là que j'eus la surprise inouïe, ayant ramassé puis traîné un long fil de fer tout tortillé, de voir dans l'herbe, dans la dernière spire du fil, deux pièces l'une sur l'autre, l'une de deux francs et par-dessus, l'autre de 10 sous (0,50 F) Le prix d'un repas dans un restaurant ! Maman s'empara du trésor miraculeux et nous eûmes droit à un caramel chacun.

Il y avait aussi deux Juifs de Boukhara, David et Youra, qui venaient nous voir et à qui Papa donna la recette des agourtshiki, les cornichons malossol à la russe, fermentés au sel. Ils devinrent très riches en vendant ces cornichons en conserve sous la marque SYMHA, où je crois voir SIM(on) HA(mbour)

Un soir d'hiver, André voulut faire une expérience: Il mélange dans un petit flacon huile de ricin, térébenthine, vinaigre et sel, bouche le tout, le jette dans le poêle Godin à charbon. Curieux, mais prudent, il se tint derrière la porte, mais j'étais tout près lorsque l'explosion projeta un volcan d'escarbilles brûlantes et alerta le concierge qui vint arrêter le début d'incendie. Ce concierge nous paraissait gentil, bien qu'il s'entêtât à me faire réciter l'alphabet que j'ignorais alors que je dévorais déjà des romans de Jules Verne. Il ne parvint jamais à comprendre qu'on pût lire sans connaître cette science. 

Il possédait un poste à galène pour écouter "Radio LL" (Lucien Lévy), l'ancêtre de toutes les radios de France. Mais il nous dégoûta un soir, nous montrant une immense oreille rose, sans doute en caoutchouc, en disant avec un sourire: "c'est une oreille de Juif". Pas très futé, l'ordure.

Nous, on ne faisait pas de politique, on allait en classe, on adorait notre instituteur, Monsieur Le Gararesse, jeune et gentil, qui nous racontait parfois des blagues. Naïfs, on y croyait dur comme fer. Une bouillabaisse marseillaise avait dû l'impressionner, il en parlait souvent, surtout du safran.

Noël ! Sortant de classe, le magasin de jouets de la rue Lacordaire prolongée nous fascinait. Le nez des spectateurs s'écrasait sur les vitrines inexorables. C'est en ce temps-là que nous fûmes invités à l'arbre de Noël des Russes blancs, rue de la Pompe. Nous étions dans nos petits souliers, surtout quand des scouts se mirent à nous parler en charabia. Personne ne parlait donc français, ici ?

Maman se plaignait: "S'iz kalt" (il fait froid, en yiddish) André rétorquait: "Fass pass calt" (il fait pas chaud, en occitan. Et tous de s'indigner de ce mot "calt" aux sens opposés.

A la maison, ce fut un Noël inoubliable. On était attablés lorsqu'entra un noble vieillard en robe de chambre, à la barbe en coton blanc, porteur d'une hotte pleine de livres, l'œuvre de Victor Hugo, en minuscules volumes in-16 à 2 sous (10 centimes), à laquelle nous ne comprenions pas grand'chose.

Il y avait surtout des poésies "Odes et Ballades, Les Orientales. Il y en a une dont je me souviens, malgré ses trois quatrains:

Fort Sort La

Belle, Frêle, Brise

Elle Quelle L'a

Dort. Mort ! Prise.

On préférait Jules Verne et surtout le Petit Illustré et ses Aventures de Bibi Fricotin, L'Epatant avec les Pieds-Nickelés, et moins les aventures de Charlot dans Cri-Cri. Il m'a toujours été impossible de comprendre pourquoi Lisette ou Fillette, avec ses Aventures de Bécassine, nous semblaient illisibles: l'égalité des sexes, oui, mais pas dans les illustrés ! Par contre, la presse scoute et bondieusarde était unanimement, spontanément, rejetée.

Des copains tentèrent de nous entraîner au patronage (catho). Papa se mit en colère et nous l'interdit absolument. Je ne compris pas pourquoi, ni pourquoi, fasciné par les belles photos du journal de l'oncle Achille, l'Excelsior, je reçus une paire de baffes totalement injustifiée lorsque j'émis le désir de m'inscrire aux Jeunesses Hitlériennes avec leur si bel uniforme.

On parlait politique à la récré, et surtout en vacances. La première année, on nous mit dans une famille à Roye (Somme) avec 3 ou 4 autres Parigots-victimes. On nous laissait traîner dans les chemins, ramasser dans les champs des obus non explosés qu'on tentait d'exciter en leur lançant, sans succès, des cailloux à bonne distance (1 mètre) pour les faire péter. Autre spectacle: Les charrons chauffant à blanc les frettes de roues de charrettes, qu'avec leurs pinces, ils ajustaient sur les jantes en bois. Elles cramaient, tandis qu'ils arrosaient à grands seaux d'eau au milieu d'énormes nuages de fumée et de vapeur. Sur ces récents champs de bataille, nous, Parigots, discutions de guerre, de Boches et de tanques (tanks), mais surtout on tentait d'attraper des mouches, des papillons, ou, au lavoir, des têtards. Autre jeu, les "gratte-culs" et les "voyageurs" qu'on glisse dans le cou du copain.

Nos "hôtes" nous bourraient de petites pâtes, étoiles ou alphabets, car l'infirmière venait de temps à autre vérifier, en nous pesant, si nous étions bien traités. On se servait de casques boches comme pots de chambre, ce qui nous fournit l'occasion d'apprendre:

"En entrant dans ma cha-am-breu, > J'ai renversé l'pot d'cham-am- breu

Le caca, le pipi Tout ça sur le tapis

La femm' de chambr' m'engeu-eu-leu Je lui cassai la gueu-eu-leu...."

(La fin de cette musique militaire, j'ai jamais su)

C'est vers ce temps-là, en 31, que Doumer succéda à Doumergue comme Président de la République. Tous déduisirent que le prochain s'appellerait Doum ou Doux. Hélas, Doumer fut assassiné par un Russe blanc, Gorguloff. A l'école, une nette hostilité sépara pendant cinq à six jours indigènes et allogènes, tous étiquetés "Russes blonds". Le "nouveau" fut Lebrun.

L'an suivant, vacances au collège Jacques Amyot, à Melun, Seine-et-Marne. Immense caserne à mômes, avec son hymne sur l'air de la Madelon: Depuis 30 ans, les écoliers du 15èmeu, viennent-t'à Melun, au collègeu Jacqu'Amyot.. Mais c'était bien mieux qu'à Roye, pour la nourriture et le culturel. Comme l'école, mais avec d'interminables récréations. On put "entrevoir", en muet, sur Pathé-baby 8 mm, Fanfan la Tulipe, car l'écran ignoble déformait images et visages.

Henri et André

 

Une seule "promenade" (de 5 km et plus) vers Barbizon, la Caverne des Brigands et la forêt de Fontainebleau. A pieds, bien entendu, et en rangs.

On y vit des soldats s'entraînant au port du masque à gaz dans des casemates. L'un d'eux avait eu, par plaisanterie, son masque arraché par un "copain". Il sortit en titubant et toussant dans la fumée âcre. Mais on rebroussa chemin bien avant Barbizon, trop lointain.

Bien qu'obligés d'écrire une lettre par semaine, on était bien, surtout le soir. Dans la cour, assis en groupe, un volontaire nous chantait J'ai lu dans l'Intran, que la jolie Milienne ou C'était un soir, sur les bords de l'Yser-eu, un soldat belg' qui montait la fraction (sic) Ou Le meunier Jean mariait Madeleineu, avec Marcel son heureux fiiiancé...Mais le tube, c'était Mon père m'a fait faire un pistolet, ah la, un pistolet, pour nous chant de révolte et d'irrévérence, bien plus que l'anodin Un éléphant qui se balançait...Rentrés à Paris, débuta la vogue du yo-yo, vraie frénésie qui supplanta sans peine le tricotin, bobine plantée de 4 clous qui permettait de tresser des cordons en laines de différentes couleurs. Juste bon pour les filles, ce truc-là.

 Mon aîné me dit que la crise et les chômeurs l'ont très impressionné alors que je n'en ai qu'un souvenir: les gardes mobiles à cheval, en bleu presque noir, postés devant les usines Citroën en grève, au bout de la rue Saint Charles. Au-delà, le champ de manœuvres d'Issy où, le dimanche, les foules prolétariennes, assises sur le grand talus, regardaient les avions évoluer, tandis que des soldats bleu horizon, la musette bien remplie, allaient leur vendre du saucisson à deux sous (0,10 F) la rondelle et du pinard au verre, les dimanches d'été. Maintenant, je crois qu'il y a là le malchanceux hôpital Pompidou.

Charles

Un souvenir: l'arrivée de Pologne de la tante Odette avec son mari coiffeur, jovial et moustachu, Charles, traînant nos deux cousins Maurice et Hélène, à peu près de nos âges. Ils se logèrent d'abord rue des Entrepreneurs, puis rue Ginoux, face aux usines Citroën, à deux pas du bal de la Marine et du pont de Grenelle. L'oncle était joyeux drille, grand amateur de vodka et de vin, mais le couple était actif, intelligent et travailleur. Tous parlèrent très vite le parisien.

C'est alors que l'oncle Achille, (celui qui disait aux ouvrières "télégraphiez-vous", car on lui avait appris que dépêche = télégramme) cessa de cohabiter avec nous, sans doute peu retenu par les talents commerciaux de mon papa, habile ouvrier, mais déplorable homme d'affaires, courageux, cultivé, chantant - mal - de belles chansons russes ou juives, bon mangeur, ça d'accord, mais piètre businessman. Nos déboires financiers n'étaient guère atténués par nos appétits d'ogres et j'avais oublié l'époque où je chipotais sur la tambouille maternelle. La Crise engendrait mauvaises affaires, chômage et xénophobie. Notre maître, le bon et jeune Le Gararesse, nous expliqua que les Japonais avec leurs montres et leurs vélos en camelote et les Boches avec leurs maroquineries en "ersatz d'imitation de faux-simili-cuir" étaient les grands responsables de la catastrophe. Il avait sans doute raison à 100 %.

Hélas, André n'avait pas compris mon évolution et continuait à piquer les meilleurs morceaux dans mon assiette, à ma grande et légitime indignation. Cette époque fut une grande énigme pour ma scolarité: En octobre, pour la première et seule fois de ma vie, je fus Premier De La Classe, et revins avec la Croix d'Honneur que maman cousit fièrement à mon tablier noir. Il fallut la découdre ensuite, car les classements suivants furent 11ème, 8ème, 41ème et 45ème, dernier ex-æquo. Tout ça à cause des oreillons, qui me firent rater la leçon cruciale sur la division. Personne, ni copains, ni parents ne fut foutu de m'enseigner la méthode sacro-sainte. Je m'en inventai donc une clandestine et illégale et qui en outre ne fonctionnait que par à-coups, avec des résultats très aléatoires.

Monsieur Turk fut débauché des usines Citroën où il était tourneur. Ce fut le début de sa fortune. Devenu chiffonnier, il traînait sa charrette à bras avec maigre profit, mais mon père lui suggéra d'acheter les "déchets" de fourrures, alors sans valeur, pour les recoudre en nappettes homogènes. Bientôt, toute une industrie se créa, des milliers de Grecs juifs, souvent hispanophones car venus de Turquie, fabriquaient, découpaient et confectionnaient de beaux manteaux avec ces nappettes, presque deux fois moins chers que les "pleines peaux" d'astrakan. Ils arrivèrent même, sur la suggestion de mon papa à l'âme artiste, à créer des modèles bien plus variés que les mornes et uniformes originaux. La mode s'empara de cette nouveauté, meilleur marché que le "pleines peaux" et plus fantaisiste, d'autant que les manteaux pesaient un bon kilo de moins.

usine Citroen*.......*encore un juif

Ainsi, mon papa continua à bosser dur alors que ses idées firent la richesse d'au moins un fabricant de cornichons et un de nappettes. Qui restèrent tous deux ses bons amis et l'aidèrent les jours de noire débine. 

fin de 4 - Javelgrad (paris)