15 - Nabeul & Nabouli

Au hammam, donc, le masseur extrada un énorme rouleau de crasse d'une peau crue propre et bien lavée. J'en ai encore honte. Les racistes insultant les "sales Arabes", devraient passer un examen sur cette couche, voir de quel côté est la crasse.

Un soir, dans un bistrot de Tunis où Kamoun nous entraîna, on dégusta, à cinq, 85 œufs sur le plat. Kamoun, (cumin) vous savez bien, le bijoutier qui se lavait les mains 18 fois par jour, dont le camion tomba en panne juste après qu'il se fût décidé à en faire la vidange.

Je pus "visiter" Carthage, m'attendant à ne rien voir. Dixit Cato: delenda est Carthago, Caton a dit: Carthage doit être anéantie. Effectivement, rien, qu'un minable petit musée avec quelques malheureux tessons, gardé par un vieux monsieur arabe très digne.

- Ma ka imshi b'zef fil Musée ! Allesh ? Dima kif ada ? (Il n'y a pas grand chose dans le musée. Pourquoi ? C'est toujours comme ça ?)

- Les soldats ont tout pillé, les vases, les monnaies, tout ce qui était précieux

- Salauds d'Allemands !

- Mais non, pas les Allemands, les Américains et les Français." J'avais déjà de gros doutes sur les braves et purs défenseurs de la Civilisation, mais on s'habitue mal.

Une lettre arriva d'Alger. La revue "Fontaine" me répondait. Je leur avais envoyé, quelques semaines plus tôt, un long poème qui commençait ainsi:

Bleus infinis suintant des vapeurs galactiques

L'Europe se dissout, illusions craquelées,

Rêves encor épars, déjà cadavériques...

Verdict: ne correspond pas aux tendances de notre revue. Pour le coup, mes illusions furent fort craquelées et cadavériques. Piètre chauffeur, soldat de pacotille d'une armée de voleurs, peau crasseuse, mauvais poète, les copains qui insinuaient: "Quand on est con, c'est pour la vie", les éternels combats sous Cassino, les Rousskis qui n'arrivaient pas à renouveler Stalingrad et Koursk, tandis que les déportations s'amplifiaient et nous qui glandions ici sans même nous entraîner au combat...

Le Haut-comité stratégico-tactique des 2e classe conclut que les Alliés avaient un immense potentiel mais ne savaient pas l'utiliser. Le bruit courut que de Gaulle, dînant avec notre commandant, lui avait confié qu'Anglais et Américains voulaient laisser Russes et Allemands s'entr'user.

- Et nous ? avait interrogé le commandant.

- Nous ? On arrivera en France pour empêcher les communistes de prendre le pouvoir.

La Corse venait juste d'être libérée. Le moral général était bas. Une rumeur: de Gaulle, fâché avec Churchill et Roosevelt négociait avec Staline pour débarquer en Yougoslavie.

Un caporal saoul nous bafouilla, un soir, entre deux vins: "Vous savez, Darlan, moi, Darlan, et bien, Bonnier de la Chapelle et moi..." Il se ravisa juste à ce moment, mais nous avions un petit soupçon que cette sombre histoire, cause de l'aversion de Roosevelt envers le grand Charles, était encore plus trouble qu'on ne l'a dit.

Tunis fourmillait d'uniformes, tous grades, tous corps, tous pays. On saluait les nôtres, pas les Ricains, ni les Rosbifs. Un jour, je croise un drôle de guignol. Yougoslave, Polonais, Norvégien ? Erreur, c'était un Français d'une arme encore inconnue, en plus général, qui se penche aimablement vers moi et m'interroge: "A partir de quel grade saluez-vous, mon jeune ami ?" Je le décrivis aux copains. "C'est sûrement Saint-Ex"

Antoine de Saint exupéry

J'avais un cafard noir, j'aurais foutu le feu au monde et m'y serais jeté. Déjà, sur le Sidi-Brahim, de bons esprits nous préparaient à trouver juste et naturel l'ordre colonial. Au débarquement, ces files de mendiants, ces aveugles, ces infirmes, les vantardises des pieds-noirs ratonneurs.. Finis les rêves de lentes caravanes, de musiques langoureuses, de palais féeriques dans les oasis, de belles architectures combinant la pureté de Le Corbusier avec les arcs outrepassés de l'Islam, d'une seconde France, fraternelle, pénétrée des lumières de la science en conservant la poésie et les arabesques des Mille et une Nuits... Honte et crasse.

Quel immense gâchis ! Où tout le monde était perdant. Les opprimés, ignorants, donc haineux et peu productifs, les oppresseurs, cultivant bêtise et brutalité, donc inefficaces. Ces mots arabes passés en espagnol, portugais, français: chimie, algèbre, alcali, coton, jupe, tasse, amiral, tarif, ces monuments comme la Giralda, enfin, tout le monde le sait, ça. S'il n'y avait eu que ces mendiants, ces miséreux, ces pieds-noirs fanfarons, on aurait pu accuser la guerre et le pétainisme. Mais les architectures européennes, laides et banales, elles dataient parfois d'un siècle, avec leur conformisme et leur totale inadaptation au climat.

Banlieues Sam Suffy au pays des djnoun (génies, djinns). Ça, la plus grande France, les peuples amis sous les plis protecteurs du drapeau ? Ces aveugles aux yeux grouillants de mouches, ces yaouldi (mômes) qui couraient après les militaires: "Ciri, M'sio ?" pour leur cirer les pompes pour quelques sous, seule ressource de toute la famille. Laideur, bêtise, ineptie, gâchis, surtout. Peu l'admettaient, même les métropolitains, les Frankaoui. Je me sentais anormal. On m'aurait traité de "Raton", j'aurais poignardé ou égorgé tous ces Européens. Certains l'ont fait. Il fut interdit de se promener seuls la nuit.

L'ordre vint de rendre les fringues anglaises, sauf le casque. On nous vêtit à la dernière mode US 1918, vrais pantalons, leggins, veste marron, treillis olive. Et nous revoici en wagons de marchandises, direction Casa. Tout au long du trajet, il fallut subir les rodomontades racistes des pieds-noirs, se vantant de leurs exactions, insultant les indigènes que l'on voyait fouillant les monceaux d'ordures pour trouver à manger. L'un exhibait son zob aux femmes qui regardaient passer le train, un autre racontait comment, mitraillette sur le ventre, il avait volé son unique chèvre à un paysan. Qu'est-ce qu'ils foutaient aux FFL, ces débiles qui auraient fait de parfaits SS ? Sans doute fils de vichystes engagés pour dédouaner le salaud de papa franciscard. Non. Certains étaient Juifs.

Arrivés à Casa, on stationna au phare d'el Hank, près d'un cimetière. C'est à Casa que débarquaient les matériels US, souvent en pièces détachées. De vraies usines y assemblaient camions, avions et chars. Les salaires amerlos avaient créé une prospérité qui prit fin à leur départ, mais une inflation qui persista. Et aussi quelques petits bâtards.

image d'el hank piquée au site de Marcel Weber

En ville, je dénichai l'oncle Achille, mirlitaire au QG Larminat, qui me conduisit aux deux autres, Henry et Charles, civils, eux. Charles ayant repris ses ciseaux de coiffeur, avait d'innombrables copains. Il m'invita chez ses amis juifs locaux à boire makhia et boukha, eaux-de-vie de figues et dattes qui sont le whisky et le cognac de ces peuplades arriérées.

Dans les Red Cross américains, j'allais me fournir en livres gratis, éditions de poche, voir des films. Ainsi, j'ai lu dans Stars & Stripes, le journal des GI que les grands ensembles sont criminogènes: bruit, mal surveillés, anonymat, mauvais exemples, espaces verts peu éclairés, idéaux pour agressions, la nuit, aucune initiative individuelle pour l'aménagement. A l'inverse, dans la rue démodée, les chapardeurs sont engueulés et signalés aux parents par l'épicier. La voisine conseille, garde les mômes au besoin. On se connaît, on fait des remontrances, on aménage son logis, même minable, donc on y tient: La vie conviviale disparaît dans les grands ensembles. Très réactionnaire, ça. Mais très juste. Et que trop vérifié. D'autres articles montraient les "allocations de salaire unique" encourageant les couples instables, démolissant les mômes, qui étudiaient mal, peuplant asile psychiatriques et prisons. Lisant ça, je me disais: cons d'Amerlos, jamais ça chez nous. Hélas, c'était l'avenir que je lisais là. Il y avait même des études sur la dégradation des sols par les cultures industrielles, les effets criminogènes de la Prohibition ou de mesures démagogiques analogues, comme la fermeture des bordels. Même, un "pocket book", plowman's folly accusait le labour de diminuer la fertilité des sols.

Hélas, c'est en fraude que j'accédais à ces journaux réservés aux seuls GI. Donc aucun de nos futurs gouvernants ne le sut, qui firent les mêmes âneries, après la guerre. On découvre à présent les dégâts de ces technocrates ignares et prétentieux, de gauche ou de droite, qui vous traitent de réactionnaires si on le leur dit. Mais continuent.

Le matin, au camp d'el Hank, accouraient marchands de beignets et autres bouffes. L'un d'eux, un vieux toujours hilare, avait grand succès avec ses délicieux sandwichs au pâté. Très sympa, pas cher, il vendait sa corbeille en cinq sec. Je l'aurais sans doute oublié si, retour au Maroc, vers 47, on ne m'avait raconté une sombre histoire dont la presse ne dit jamais mot: Des dizaines d'enfants juifs avaient été enlevés et vendus sous forme de charcuteries diverses dans ce pays soumis aux restrictions. Je réalisai soudain que jamais un musulman n'aurait touché ni vendu de porc. Comment nos pieds-noirs si grands connaisseurs de l'Islam n'y avaient-ils pas pensé ? Ce candide sourire, c'était sans doute la joie de faire bouffer du yahoudi (juif) par du n'srani (nazaréen, chrétien). La religion, ce n'est pas l'opium du peuple, c'est de la merde.

Autre anecdote. Corvée de ravitaillement. Avec un pick-up (camionnette), on part à l'intendance qui nous donne 2 000 œufs. Au retour, le conducteur s'arrête à un carrefour; un panier d'œufs part sous le bras d'une pimpante demoiselle. Nous, on s'en gobe un ou deux chacun en cours de route. On stoppe encore deux ou trois fois, toujours d'accortes et distinguées demoiselles.

Puis halte aux mess des officiers et des sous-offs. Enfin cuisines. Nul ne s'étonnera d'apprendre que chacun des 400 soldats reçut un œuf dur en tout et pour tout. Chez les Giroflées, c'était pire, disait-on. Un œuf pour quatre ?

On toucha des GMC, camions de 3 tonnes maxi, ce qui est peu, consommant 50 litres aux cent, ce qui est trop, mais bien plus confortables que nos vieux boule-dogues offerts, à regret, aux unités territoriales. Les pneus en caoutchouc synthétique résistaient bien à l'usure, pas aux couvercles de rations C jetés négligemment par les GI, qui découpaient d'énormes rondelles presqu'irréparables. C'est là que, privé de volant pour incompétence, je fus indispensable: les notices, fort bien conçues, prévoyaient toutes les pannes, comment les détecter, les réparer. Mais en anglais. Je devins donc le meilleur spécialiste pour roues de secours, entretien et pépins divers. J'ai souvent regretté, civil, que les bagnoles françaises n'aient pas de manuels si logiques, si cartésiens.

 

On reçut aussi des Jeeps, alors presque mythiques, capables de grimper des escaliers, de tirer des trains. Avec une mitrailleuse et un léger blindage, elles auraient fait des ravages, comme les tatshankas. Certaines l'ont fait. Très peu. La plupart servirent de voitures particulières pour officiers baladeurs. Seuls, quelques paras utilisèrent leurs qualités guerrières. Aucune doctrine d'emploi. Voulant éprouver leurs qualités, je m'emparai d'une des premières, fonçai sur les copains, décidé à freiner pile à un mètre d'eux. Heureusement, je donnai un coup de volant juste à la fin. Les freins n'étaient pas si efficaces qu'on disait. Elles ont pourtant plus contribué à la victoire qu'on ne l'a dit: c'était le seul truc rigolo.

Vint le départ. J'étais aide-conducteur du margis Mondor (nom d'emprunt), à bord d'un pick-up Dodge. Pourquoi ce pick-up ? Parce que le capot était plat et horizontal. Or Mondor avait un clebs (de l'arabe kelb) qui prit possession dudit capot, et en selle pour Bizerte. Comment faisait-il pour ne pas glisser dans les virages, je ne sais. Nous traversâmes ainsi un Maroc printanier et fleuri, vibrant d'insectes, sans rien voir ni comprendre aux villes et paysages traversés. Si vous prenez un jour vos vacances sur la Lune, ne manquez pas d'observer le printemps, qui part en Mars du Sahara, le couvrant de fleurs éphémères, remontant vers le nord jour après jour, arrivant en Laponie vers Juillet. Nous roulions donc parmi fleurs et nuées d'insectes. Ils ignoraient que bientôt le DDT empoisonnerait la planète, anéantissant plantes, oiseaux et autres bestioles vivant d'insectes. On croit vaincre un moustique, on assassine grenouilles et hirondelles. De quel droit ? Pour quel résultat ? Notre extinction.

En cette année 44 débuta la "vraie" destruction de la planète par les industriels. Par milliers, plantes et animaux ne sont plus que souvenirs ou minuscules fossiles. En ce temps-là, tous se foutaient de ma gueule lorsque je prétendais que nous étions l'animal le plus nuisible de la Création. La vérité est pire encore: le plus con, le vrai catoblépas. Nous avons roulé dans l'Empire Fortuné comme des barbares, passant devant des merveilles de l'art musulman sans rien voir, Meknès, Fès..

On bouffait nos premières rations C qu'on appréciait. Bientôt on serait dégoûtés de ces ragougnasses avec viandes et haricots sucrés qu'on allait donner, jeter ou échanger contre n'importe quoi de civilisé. Moi qui, môme, refusais les carottes et petits pois de Maman parce qu'elle y avait mis du sucre, j'étais servi. A présent, je rince les conserves car il y a du sucre partout, même dans boudin, mayonnaise et sardines à l'huile ! Vive le diabète ! A croire que toutes les yiddishe mames, avant d'être assassinées à Auschwitz ont légué leurs préjugés aux conserveurs, aux salauds de "marketing-khazers" (porcs) qui nous imposent leur chimie.

Le convoi passa la "trouée de Taza" où Pétain fusilla tant, vers 1932. Juste à la frontière, à Oujda, le pauvre cabot fut volé. A propos de cabots, la biffe (boutons dorés) a caporaux (cabots) et sergents, (sergots) le Train (boutons d'argent) brigadiers et maréchaux des logis (margis). C'est ainsi qu'un brigadier (=caporal) tringlot de chez nous, dans une NAAFI anglaise, fut reçu comme un général de brigade (brigadier). Mais éjecté une fois l'erreur connue.

Oujda, nuit au bousbir (bordel). Voilà l'Algérie. Plein de virages. Traversée de Tlemcen et des ruines d'une antique ville arabe du temps des califes, Mansouria, je crois, sans s'arrêter. Sidi-bel-Abbés, ville ciné-mythique: pavillons de banlieue petite-bourgeoise, bistrot-épicerie miteux. Ça sentait plus la charentaise que l'héroïsme et le sable chaud.

D'Oran, j'ai souvenance d'un immense cinéma réquisitionné par la Red Cross, où je me régalai d'une ice-cream non salée. Réservées aux GI. Les autres, civils ou non, devaient se contenter de glaces saumâtres, car l'eau courante l'était.

Je me souviens aussi d'un amerlo roulant lentement en jeep, tout en se branlant sous l'œil indifférent ou scandalisé de la foule. J'aurais pas eu ce culot, moi qui me crus obsédé sexuel.

Bensoussan, mon copain, frétillait en parlant de la plage de Béni-Saf où le tout-Oran (non-bougnoul) allait s'amuser. Sans se douter qu'il allait mourir sur une plage d'en face, sautant sur une mine à Villa Literno avec les putes du BMC qu'il conduisait au bain. Ni que son cher Béni-Saf serait un jour vide de pieds-noirs et grouillant de filles et garçons musulmans délurés.

Après Mascara, joli nom, les gorges de Miliana, propices aux embuscades, avec Sioux, Comanches, chevauchées et ravins. Moi, c'est là que j'aurais commencé la guerre d'Algérie.

Alger. Petite promenade sur les quais, recherche éperdue de Papa dans un quartier alors ignoré: Bab-el-Oued, la Porte de la rivière. En ville, je vois une dizaine d'adolescents maigres, attachés par une corde comme nous à Figueras. Les militaires qui les menaient m'expliquent que c'étaient des réfractaires voulant cultiver leurs champs de cailloux au lieu de combattre les oppresseurs racistes allemands. Il paraît que les noirs de l'armée US avaient eux aussi du mal à comprendre ce genre d'antiracisme. Bizarre.

Papa heureux comme un pape: un tas de copains amerlos, polaques, yiddishophones et pieds-noirs. Il commençait à parler pataouète. Et infirmier-chef !

Kabylie. Là aussi, avec de l'eau, on pouvait résister des mois dans ces montagnes. Les gorges du Rhumel à Constantine semblaient imprenables. On s'y baladait en bras de chemise, alors qu'à l'aller, on avait vu de la neige sur ces plateaux.

A Souk-Ahras, patrie de mon voisin de tente Rivano, rencontre de Rafaël Gavilanes. On passa la soirée au bistro, chantant "Agua que no has de beber," (Eau que tu ne dois pas boire) et "Que se mueran los feos, que tanto bonito soy (Que meurent les mochetés, moi qui suis si beau garçon). Le convoi longea des ruines romaines dans un paysage désolé. Jadis, là poussaient blé, vignes, oliviers, avec des forêts de chênes parcourues d'éléphants et lions. Les premiers palmiers et chameaux y furent implantés par les Romains. Les cactus par les Espagnols, au temps d'Henri IV. Si vous trouvez les Portes de l'Année de Jean Servier, vous y lirez que les fils des Numides, Berbères et Kabyles, ont conservé en secret bien des coutumes antiques, décrites par Pindare ou Pausanias: culte des arbres, des sources et des hauteurs, la double-hache crétoise, l'égide en peau de chèvre... Persécutés par les Musulmans orthodoxes depuis plus de mille ans. J'ai de la sympathie pour les Arabes, pas pour les musulmans, les chrétiens et les juifs, qui ont emmerdé de paisibles païens pendant des siècles. L'Afrique du Nord n'est pas plus française qu'arabe, elle est berbère depuis la préhistoire.. Mais tout cela, hormis les noms de Jugurtha et Massinissa, je ne l'appris que longtemps après, car dans cette AFN, impossible de trouver un bouquin sur l'histoire de cette région, ses langages, ses coutumes. Qui sait que le tifinagh des Touareg, est l'une des plus vieilles écritures, peut-être la plus ancienne ? Et que la lune, en tamahaq, leur langue, se dit "Tanit" ? Nous roulions toujours vers l'Orient. Traversant la frontière et Medjez el Bab, (mosquée de la porte ?) sans y voir la trace des combats contre Rommel, nous avons revu Nabeul (Néapolis, la ville neuve, comme Naples) et Grombalia. Pour fêter ça, on mangea un délicieux couscous préparé, avec Dieu sait quels primitifs moyens par une unique vieille paysanne, que j'admirais aux prises avec ces chaudrons gargantuesques. Qui me firent souvenir de mon bon maître Alcofribas Nasier (Tiens, François Rabelais s'était choisi un anagramme très arabe) qui, à l'époque de François 1er, parla de "coscosse" dans Gargantua, justement.

Quelques jeunes Corses fraîchement libérés vinrent nous rejoindre. Très sympas.

De nouveau sous les oliviers. On chantait le bel air hébreu: "Hine ma tov ou ma naïm" (là, comme c'est beau et comme c'est bien), on se racontait les films de Carné et Duvivier. Puis quelques jours à Bizerte, où je me risquai à nouveau dans le quartier arabe. Peu de N'srani ont visité autant de maisons arabes que moi. Un petit risque: fusillé pour pillage.

Dois-je raconter qu'à l'hôtel, à Tunis, par économie, nous dormions deux par lit. Mon "conjoint", un pied-noir, tenta de me violer, sans succès. Je serrais les miches. Mais j'avais mis à tout hasard, comme jadis dans le métro, une épingle au revers de ma chemise. Un coup suffit pour le calmer. Pour se venger, il fit courir le bruit que j'étais un pédé, une lopette..

Je l'ai dit, ça ne m'aurait pas déplu de savoir enfin ce qu'on pouvait bien ressentir de cette manière. Mais pas à la hussarde. Et pas avec cette ordure.

Coucher avec une partenaire pas futée, ça m'est arrivé, on est toujours l'idiot de quelqu'un. Mais je n'aime pas les méchantes, et ce mec là, non seulement c'était pas une femme, mais c'était un sale type.

Un mot sur l'inflation. Je me demande pourquoi les Boches, pillant et achetant avec nos sous ne provoquèrent pas d'inflation en France. A contrario (leheypekh), pourquoi, dès que les Amerlos débarquaient quelque part, les prix grimpaient en flèche ? Qui saura me l'expliquer ?

Enfin nous revoici sur le port militaire, où prisonniers boches et ritals menaient grande vie, travaillant peu, mangeant bien, trafiquant beaucoup. Attendant l'embarquement, je discutais avec les uns ou les autres, tous démocrates convaincus et antiracistes. Disaient-ils.

Au cours d'une livraison, on passe devant un camp anglais, avec lits impeccables, barda plié au carré, surmonté du casque. Ils devaient en baver, les pauvres. Ici, il valait mieux être prisonnier de guerre. Un peu plus loin, barbelés: camp disciplinaire US, on les voyait courir, ramper, avec des bouilles d'enfants martyrs. Le MP de garde m'expliqua qu'ils avaient vendu leurs fringues ou même leurs armes. Là on était soufflés, c'était si courant chez eux qu'on aurait dû foutre en taule toute leur armée. Peut-être ceux-là étaient les anormaux qui n'avaient rien vendu. A mon avis, ils ont carambouillé au moins 30 % de ce qui leur arrivait à si grand risque

 

Non loin, les noirs de notre BM5, très admirés, car toujours impeccables, lavaient leur linge bien savonné en dansant dessus. J'ai essayé dans ma baignoire, ça vaut la machine à laver mais bien plus rigolo. Quand je revois les pauvres lavandières (dont Maman) avec leur battoir, elles auraient mieux fait de danser la polka, lavant en s'amusant..

Enfin, on embarque sur le "Liberty ship" "George Bancroft", (célèbre acteur du muet. Qui fut Quasimodo vers 1930 dans un célèbre Notre Dame of Paris. Je me souviens encore de la scène du pilori "A boire, à boire par pitié..."). J'en fus tout ému, moi qui croyais les Américains oublieux. On nous donna des châlits, alors qu'on s'attendait à des hamacs. Avec nous, une compagnie d'Antillais, ralliés récents. La mer des Argonautes et d'Ulysse était plate à mourir d'ennui. Seule nouveauté: on se lavait à l'eau de mer avec un savon spécial pour.

Nos cuistots nous firent des gnocchi, un des rares trucs que je déteste. J'en mangeai donc peu. Ils avaient employé pour les préparer de grandes poubelles US en acier cadmié.

Vers la minuit, réveil, envie de chier. Chouette, y aura personne, pas besoin de faire la queue. Désolation ! Il y en avait sur les bastingages, dans les lavabos, certains sur le pont même. Chacun poussait de son mieux. Enfin, le fameux "mélange des races", fantassins et tringlots rassemblés pour un même but ! Je parvins à trouver un coin libre et redescendis, la conscience en paix. Avant de grimper dans mon châlit, j'observe Emile qui dormait paisiblement. Il ouvre un œil, puis deux. Je l'interroge.

- Ça va ?

- Ça va pas, non ? grommelle-t'il en se retournant vers tribord. Soudain il se lève en catastrophe et fonce vers l'escalier des latrines.

Mais les Antillais, qui chantaient si bien Doudou a moin li ka pâti la veille, couraient dans les coursives du rafiot, coutelas en main, à la recherche des cuistots, barricadés dans la cambuse, dont ils n'émergèrent qu'après le départ de Naples de leurs clients. J'ai compris 30 ans après que le cadmium, à présent interdit, avait transformé les gnocchi en laxatifs.

Cela n'empêcha pas l'émotion, Sybaris, Archimède, Agrigente, Denys de Syracuse.. On observait la mer vineuse, au cas ou des sirènes, (ou un périscope d'U-boot) ... Rien

En passant le détroit de Messine, des barques chargées d'Italiens s'approchèrent. Pour nous saluer ? D'un commun réflexe, chacun se mit à leur lancer cailloux et boue sèche. Les munitions s'épuisant, quelqu'un jeta une miche de pain qui eut un tel succès que les miches remplacèrent les cailloux. Certains croyaient à du chiqué. Pas moi. Du coup, à Naples, les miches n'atteignaient pas le sol, disputées comme par de vrais fauves, les jeunes bousculant les vieux, spectacle ignoble que je n'ai jamais vu ailleurs, bien qu'on soit souvent passés dans des coins où régnait une famine pire. On a su plus tard que les pénuries de Naples étaient organisées par la Mafia locale, la Camorra. En Espagne, les mômes avaient faim et se taisaient. En Afrique, ils mendiaient ou faisaient mille petits boulots. A Naples ils volaient et leurs sœurs se vendaient. J'y peux rien si mes souvenirs sont incorrects.

Au port, on eut juste le temps d'entrevoir le Castel dell Uovo. Même le Vésuve avec sa coquette sfumata n'était pas au programme: Trop tard de 3 mois.

"Notre" Corse, Vincentelli découvrit, ravi, qu'à Nâbouli, on parlait l'italien, mais surtout presque le même dialetto que le dialettu de son île. O paesano, come fate ? (comment ça va, pays ?)

Notre 1e DFL avait un secteur presque exclusif. On stationnait à Albanova, ville à présent rayée de la carte. Je ne vous narrerai pas les batailles: il doit exister des bouquins mieux documentés, et surtout je ne veux pas concurrencer les Michelet, Duby et autres lumières. Mais comme nous de la DFL étions des amateurs, des civils en uniforme, ces bouquins nous oublient très régulièrement, ou du moins nous minimisent. Fi donc !

Sur ce front étroit où se coudoyaient gaullistes, amerlos, polaques, giroflées, rosbifs et anzacs, même une unité rital intégrée au corps français, chose étrange, on ne se rencontrait que rarement, aux carrefours. Ce n'est pas à moi, qui n'ai jamais dépassé le grade de 2e classe, de donner des leçons de tactique ou stratégie. Le général Juin, politiquement pas très futé, mais connaissant l'Afrique du nord, avait vu que les Boches défendaient les routes, car les amerlos sur-motorisés ne les quittaient presque pas. Il fallait donc les éviter, et pour cela, les goumiers marocains, rois de l'escalade, égorgeurs sans pité, firent merveilles avec leurs brêls (mulets) pour se ravitailler. N'oublions pas notre chère DFL d'amateurs, qui, tandis que les goums escaladaient les pentes, perçait les lignes avancées et passait le Garigliano qu'avait jadis défendu Bayard. Les boches qu'on bousculait laissèrent le champ libre aux éléments de montagne. C'est ainsi que Cassino l'imprenable fut tournée - non sans grandes pertes - et tomba lorsqu'elle ne fut plus ravitaillée.

Elémentaire, my dear Napoléon.

Souvenirs: routes si poussiéreuses qu'on avait des visages de Pierrots, le matin, après avoir roulé de nuit sans phares en craignant les ravins. Puanteur. Cadavres d'hommes et de chevaux. Dans un printemps de conte de fées. Collines où Spartacus et Bayard vécurent leurs derniers jours, où Annibal frôla la victoire sur Rome. Villages haut perchés. Sur la route, fillettes et vieux mendiaient à manger: niente che mangiare, i Tedeschi hanno preso tutto (rien à manger, les Allemands ont tout pris) aux soldats qui leur jetaient leurs propres rations. Mouches, moustiques qui donnèrent le palus (paludisme), la malaria à ceux qui l'avaient évité en Afrique.

Mais ni monuments, ni parcs, ni belles ordonnances: Décombres, cadavres noirs, mouches, mendiants, chaleur, misère, poussière, puanteur. Tivoli, Palestrina, Frascati, Frosinone, dont j'avais rêvé devant les tableaux du Louvre, je n'y voyais que désolation.

Je suis repassé, en autocar, dans ces endroits où j'ai regretté les dégâts de la guerre. Re-désolation !

Les fermes pittoresques en ruine, des bâtisses hideuses et criardes défigurant tous les paysages, des bagnoles partout, la laideur générale, ça me fit regretter le temps ignoble de Mussolini, où régnait la pauvreté et la peur. Est-ce là le progrès, grands dieux ?

 

fin de 15 - Nabeul & Nabouli