18 - retour au Maroc

Pourquoi continuer ? En quoi, à qui cela peut-il être sinon utile, du moins plaisant ? Tout est en vrac, alors que grâce à ses notes, André est devenu une référence, la seule d'un non-gradé, dans les ouvrages qui racontent l'épopée de son glorieux régiment du Tchad, fleuron de la 2e DB.

Lorsqu'on me démobilise, en Octobre 45, plus rien ne me retient en France: Le petit frère, je l'ai enfin retrouvé, près d'Evian, dans une colonie d'enfants juifs qu'on voulait sans doute transférer en Palestine. Comme les autres, il était pieds nus. Il courut, sauta dans mes bras. Que faire ? Mère, petite sœur, tante et cousine déportées à Pitshépoy (pétaoushnok), peu d'espoir de les revoir. Moi, militaire, André à la DB, la famille éparpillée, l'un para, l'autre au QG Larminat, papa infirmier à Alger, les oncles Henry et Charles à Casa. J'étais à quelques lieues du Moulin des Marais, la ferme des Bayette, là ousqu'on avait trouvé les mitraillettes de la Cagoule. Et les Bayette étaient dans la fameuse Zône, où la vie était plus facile. Jacquot sur les épaules, je dis au moniteur que j'allais tenter ma chance et le ramènerais en cas d'échec. On part sous des regards envieux, sans adieux. Dix kilomètres plus loin, Annemasse. Le docteur local préconise une goutte de teinture d'iode dans le lait du matin (la Savoie était le pays des goîtres). D'Annemasse, un stop jusqu'au moulin, où les Bayette que je remercie, acceptent le loupiot. Retour à Saint-Soupplets, (Seine-et-Marne) après une escale de trois jours à Annemasse avec deux jolies AFAT sans le rond. Dans la prière et la méditation, comme vous l'imaginez. Départ, à sec d'argent et affamé. Encore un forfait, encore un remords.

A Paris, aux "PX centers" pour GI, bouffe abondante, mais confiture, bacon grillé et choux bouillis servis dans la même gamelle. J'y invite Léon Max, devenu capitaine FTP, qui avait accompli de nombreux exploits dans la Résistance, mais ignorait donuts et coca-cola

J'embarque à Port-Vendres. Traversée agitée, j'aime ça. Je ne sais à qui je le dois, mais j'ignore maux de tête et mal de mer. A Casa, papa, démobilisé, fort mal logé. Son frère Henry, rentrant à Toulouse, lui donna son magasin du bd de la Liberté "à garder". On logea bd de la Gare, mais le propriétaire mourut, on fut chassés. On atterrit au Maarif, une pension, puis bd d'Anfa, résidentiel, au rez-de-chaussée, villa Lopez, vestige d'avant-Lyautey. Un chadouf irriguait le champ voisin.

Des "sessions spéciales" furent ouvertes aux démobilisés désireux de passer le Bac. Je tentai ma chance. Cours accélérés au lycée Lyautey. Il faisait chaud. J'allai réviser dans la cave du magasin, au frais. Un jour, j'y invite un copain. Bientôt, ils vinrent y réviser en foule. Pas pour la fraîcheur: Il y avait à l'époque grande pénurie de lingerie féminine, or, le magasin mitoyen en vendait. Notre soupirail donnait juste sous la boutique en question. Les jeunes passantes qui rêvaient devant les bas nylon et les soutien-gorge portaient rarement culotte, vu le climat et le manque prolongé de liaisons avec la métropole, elle-même en disette. Que de belles photos à faire ! "Sous les jupes Casablancaises". Seules, les musulmanes nous frustraient, avec leurs sarouals garantis opaques.

Pour le 1er bac, fort en anglais et espagnol, le hasard, ou une réminiscence de Miranda, me firent réviser, la veille, le Canada, le sujet donné. Mention bien. En seconde partie, je pris Philo. Merci, M. Frêche, de nous avoir fait découvrir Proust, Steinbeck, Huxley, Sartre, Heidegger, Faulkner, Husserl, Kirkegaard. Et comprendre que vie, morale, existence posaient des questions, que la philosophie était ce qui nous différencie des zombies, qu'il y avait bien des façons d'aimer. Seconde naissance !

Cela paraît prétentieux, pourtant je crois que si tous les profs de philo étaient de ce gabarit, le monde tournerait mieux. Ce qui ne m'empêcha pas, alors et ensuite, de manquer totalement de cet esprit critique si prôné, de croire des charlatans et de me "faire avoir" comme quiconque. Mais quel philosophe expliquera le racisme ? Des fois, je me demande si ce n'est pas question d'odorat: Au Maghreb, les chiens "français" aboyaient contre les musulmans (pas les Juifs !), les chiens "arabes" contre les N'sranis (pas les Juifs !!!). L'expression "J'peux pas le piffer" est à prendre au sens littéral. A Madrid, ma copine Inès m'avoua: Los franceses huelen mal (les Français puent). Les chiens boches pistaient Français, Polonais, Juifs sans se tromper. Jamais. Ordures de clebs ! Sale race !

J'eus donc mes deux bacs, mention bien en une année scolaire. Papa, bon coupeur, moindre commerçant, dénicha un couple de vendeurs très compétents, BCBG, les Rolland. Qui achetèrent des peaux de gazelle dont il dut faire des manteaux. Hélas, épaisses et mal tannées, les peaux trop lourdes et rigides ne pouvaient faire que des vestes. Encore redoutait-on une pluie subite, car on soupçonnait un tannage au sel plutôt qu'à l'alun. Et une peau salée mouillée, ça fermente. Et ça schlingue.

Au sujet de ces vestes, papa racontait l'histoire du mari se tournant vers son épouse qu'il croyait assise à côté de lui: O terreur ! Il voit une femme sans tête, les bras en croix, car la veste manquait un peu de souplesse. Mais ça se vendait tout de même.

André avait épousé une charmante Parisienne qui crut que Maroc = pays des Mille et une nuits. La pauvre Jeannou déchanta vite, car Papa, André et moi avions un appétit de djinn; nos finances devinrent vite insuffisantes. Il fallut chercher du boulot. Comme on manquait de tanneurs, André fut sollicité. Moi, je faillis entrer à l'Inspection du Travail, car ancien combattant. Oui, mais en instance de naturalisation. Viré. Je trouvai une place d'aide-chimiste aux Roches-Noires, le quartier industriel, aux Huileries Marocaines. Pas de bus et fichtrement loin. Heureusement, il y avait le stop.

Quel écrivain décrira ces dernières années du protectorat ? Les ex-internés Juifs et Espagnols républicains, libérés de Bou-Arfa, camp de la mort daladiéro-pétainiste, un_an après le débarquement américain de Novembre 42, montant industries et commerces dont le Maroc avait si cruellement manqué pendant la guerre: textile, tannerie, conserves, avaient créé une vraie prospérité. Les Français, presque tous fonctionnaires, ou colons, n'auraient pu, ni su. Heureusement, ils mettaient leur fric en banque: Il fut souvent prêté à bon escient. Exemple: pas de verres à boire; un Espagnol coupa à bonne hauteur les innombrables canettes de bière vides jetées par les GI. Ces mêmes canettes fournirent à un Juif polonais les rondelles de caoutchouc qui, enfilées par centaines sur un gros fil de fer, remplacèrent les pneus disparus des vélos, dont certains roulaient avec selle et/ou guidon en bois d'olivier. Parfois, le fil de fer cassait, le malheureux courait ramasser ses rondelles, sous les risées.

Ces bricoleurs "étrangers" et leurs ouvriers "indigènes" s'enrichirent. Au scandale des "Vieux-Marocains", qui avaient toujours le nom de Lyautey à la bouche après l'avoir tous trahi. Renfort pour les artisans: Des Français un peu merdeux pensant se mettre à l'abri d'une épuration métropolitaine. Souvent friqués. Et craignant sans doute de ne pouvoir devenir fonctionnaires. J'ai couché, au Maarif, avec une "Violette" qui n'avait guère envie de raconter "sa" guerre. Quant à mon copain Petit, qui, pour épouser sa belle Juive, se fit circoncire, il n'était pas disert sur ses aventures à Lyon.

De Gaulle ayant gardé les francs-Pétain, le fric du marché noir et des combines afflua.

Le prestige des vainqueurs de Stalingrad aidant, France-URSS et le parti communiste étaient pléthoriques. En cette atmosphère de liberté, Juifs et Musulmans s'y inscrivirent aussi: Pour la première fois de leur histoire, ils avaient le droit de penser. On oublia les souvenirs récents de pogroms et brimades. Bref, prospérité et liberté: Imaginez ça: des ateliers où fraternisaient toutes les ethnies, chose qu'on ne vit guère en Algérie et qui explique peut-être pourquoi le Maroc ne fut pas à feu et à sang. Même les jeunes musulmanes tentaient, à l'instar de Lalla Aïcha, fille du sultan, de secouer le carcan des superstitions. Ça ne plaisait évidemment pas à tout le monde et on y mit bon ordre. On commença, malgré les privations que ça causait en Métropole, à importer un max de produits pour couler les insolents qui osaient les fabriquer sur place. Pas ce qui manquait, mais ce qui concurrençait la Phrance. Pas touche aux monopoles ! (Ainsi, notre Huilerie, rentable, fut coulée par les gros huiliers de métropole, où l'huile était rationnée.) Et l'Afrique du Nord rata sa meilleure chance de développement, dans l'amitié de l'aveugle métropole. Quelle merveilleuse occasion gâchée d'y créer une vraie classe moyenne transethnique !

L'infâme Bidault, aux Affaires Etrangères, plongea le monde dans une merde dont il ne parvient pas à sortir. Presque à lui tout seul ! Il fit pourchasser les militants communistes - pas les "Heuropéens", bien sûr - les Marocains d'abord, les "étrangers" ensuite. Du coup, le PCM rompit les ponts avec Thorez et "vira" nationaliste, au grand dam de bien des "militants-mouchards" qui voulaient être cocos, mais Français, pas bougnouls. Je suis fier d'y avoir milité, d'y avoir côtoyé la grande Evelyne Serfaty, car nous travaillions pour le peuple marocain, en lui donnant une autre image de la France, qui a certainement contribué à éviter bien des massacres. Notre ambition, c'était un Maroc indépendant, certes, mais dans l'amitié de la France qui avait bien des occasions de se manifester. Un monde fraternel. Et possible, qui aurait marié les qualités des deux peuples en créant une nouvelle civilisation comme les Grecs au Gandharâ, il y a deux mille ans, mariant bouddhisme et hellénisme. Un tel exemple aurait ridiculisé les sinistres islamistes, alors quasi inexistants.

Bidault, pour avoir protesté en 38 contre Munich, devint président du CNR, conseil de la Résistance. Il avait concocté en pleine occupation un projet de constitution avec statut des Juifs.

 Promu ministre des Affaires Etrangères (je suis sûr qu'il a beaucoup contribué à déclencher les guerres du Vietnam et d'Algérie) il s'empressa de virer le résident Eirik Labonne qui tentait de renouer avec la politique de Lyautey en tenant les promesses faites lorsque les Marocains aidaient à prendre Cassino. Installant le général Juin, puis un général Guillaume, qui déporta le sultan Mohammed V, unanimement respecté, aux Comores, nommant un sultan-guignol, Moulay Arafat qui mourut ensuite de honte. Mais je n'étais plus Marocain à ce moment là. J'aurais sans doute tout oublié si, à chaque demande de naturalisation, ces Messieurs des RG n'avaient sorti mon dossier rouge. Dont je suis très fier, car la suite a prouvé que si on nous avait écoutés, tout cons qu'on était, bien des malheurs auraient été épargnés, pas seulement au Maroc, car ça aurait pu servir d'exemple pour l'Algérie et d'autres contrées plus lointaines.

En tous cas, ça nous a servi, car jamais nous n'eûmes d'incidents avec les Marocains, qu'ils soient musulmans ou juifs. Ni même avec les "Européens", les "N'srani" (Nazaréens) qui devaient nous croire (bien à tort) protégés par Staline en personne.

Pourtant, il ne me connaissait pas, le Marocain qui retrouva mon porte-monnaie (plein) et le ramena au commissariat: il ne savait pas lire. Il faut dire qu'à Casa, la ville la plus "corrompue" du royaume, on ne volait guère qu'un drap ou deux à l'étendage. On prenait les journaux sur le trottoir en laissant le montant, alors que le vendeur était au bistro ou en prières, selon ses croyances. Les seuls crimes crapuleux des journaux: à Paris ou Marseille.

André, rentré au Maroc avec sa Janine trouva de l'embauche chez nous. Papa s'associa avec un Polak juif, Monsieur Wolff, qui décida, en grand bizeness-man de vendre les fourrures en gros, alors que dès qu'on les vendit directement, le chiffre d'affaires tripla. Comme quoi, des "Juifs commerçants" que j'ai connus, les seuls riches, l'oncle Henry et Monsieur Turk devaient leur mazl (chance) l'un à son talent et à son auvergnate de femme goye, l'autre à une bonne idée, beaucoup de boulot, et un marché inespéré.

Pour faire des fourrures, il faut des peaux. Tordons de suite le cou à une idiotie. C'est affreux de tuer de pauvres bêtes. Aucun de vous, j'en suis certain, ne mange jamais de viande, ne se sert d'antiseptiques ou d'insecticides et ne touche à une sardine, fût-elle à l'huile. Moi aussi, je suis anti-fourrures et n'ai jamais voulu apprendre ce métier. Voui, mais dames et mecs des pays froids ont besoin de se couvrir et même de manger. Or, pendant longtemps, il n'y a rien eu de mieux. Alors, la fourrure synthétique ? Non biodégradable, faite à partir de ressources non renouvelables, n'exigeant ni coupe, ni tannage, ni teinture, elle met au chômage non seulement les fourreurs, mais tanneurs, teinturiers, etc..., prive de ressources des gens qui sont parmi les plus pauvres de la planète: Tshkouktshes, Eskimos, Amérindiens, Briards, etc.. Ajoutons que trappeurs et chasseurs, "rentabilisant" steppes, marais et forêts, les rendaient plus précieux, donc moins vulnérables aux "aménageurs" destructeurs de la nature. Et savaient dissuader les intrus. Anti-chasseurs, anti-fourreurs, soyons logiques: Epargnons poux et moustiques. Arrêtons de bouffer rosbifs ou huîtres. Surtout, payons, compensons les ressources dont notre sensiblerie frustre tant de pauvres gens. Tant qu'à faire, attaquons-nous à: industries de guerre, tabac, alcool, filets dérivants, nucléaire, chimie du pétrole, béton touristique, agriculture industrielle...mille fois plus nocives. Ou fermons nos gueules de gogos.

Revenons au Maroc. Nul Européen n'y savait tanner ou teindre des peaux "lainées". André, qui n'y connaissait rien, dût s'en charger, achetant bouquins et produits chimiques, étudiant auprès de nos ouvriers les méthodes locales pour écharner, blanchir, tanner, teindre. Il parvint à un superbe gris métal bleuté, après quelques échecs retentissants..

- C'est moi le responsable, répondit-il à Papa courroucé

- Si tu es responsable, paie, c'est à ça qu'on les reconnaît... rétorqua le payeur

Donc, il parvint à de forts beaux résultats, souples et soyeux. Du coup, Wolf m'incita à prendre des congés clandestins pour répartir nos productions chez des revendeurs. Résultat nul. A Marrakech, mes "dépositaires" ne vendirent pas un boléro en deux mois. Je me dis, tant pis pour les ordres, pris sous le bras deux ou trois vestes bleues, vertes, roses, échecs cuisants des teintures fraternelles et les vendis illico au porte-à-porte à des dames ravies. Sans remise ni ristourne au revendeur. Car si l'été, on crève de chaleur à Marrakech, l'hiver y est glacial, on admire au loin les neiges de l'Oukaïmedden, on y skie.

Parenthèse: Je suis allé 4 fois dans l'Empire fortuné: débarqué d'Espagne en 43, départ en train pour la Tunisie. Rien vu. Retour en train à Casa fin 43 chercher matériel US, retour par route en Tunisie.

Pas vu grand'chose. Re-débarquement en 45, études, boulot, départ en 49: Vu en vitesse R'bat, surtout Marrak'sh, quoique une escapade d'une matinée me fit découvrir un joyau méconnu: Sans doute le seul bâtiment gothique authentique de toute l'Afrique. J'étais parti en stop avec Jacquot. Un camion de guano (parfum garanti) nous mena, longeant les beaux remparts de la ville rivale Az'mmour, à Mazagan (depuis, Al Djadida)

Déambulant dans cette ancienne escale portugaise de la Route des Epices, un jeune Marocain nous demande si on veut voir la "citerne portugaise". Bof ! Il nous mène à une porte toute banale, on commence à s'inquiéter, et vlan: Une salle circulaire, des piliers, de belles ogives, et au centre beaucoup d'eau. (Car le Portugal, jusqu'aux temps de François 1er, (date de cette ex-salle d'armes # 1520) fut le dernier pays à conserver des Templiers et construire en gothique. Allez au Portugal voir Alcobaça ou Batalha, ça vaut la peine)

Ce n'est qu'en 1980, en touriste, que je pus admirer les splendeurs de Rabat, Meknès, Marrakech, Fès, Volubilis et goûter la vraie cuisine marocaine ôur touristes: tajines, bstilla, etc..

Revenons à notre "Canada Furs". André tannait les peaux d'agneaux que nous vendaient les pauvres paysans marocains tout heureux de ce débouché pour un ex-déchet. Un samedi soir, il oublia de sortir les peaux lainées de leur bain de nettoyage. Le lundi matin, désastre: les poils s'arrachaient par touffes. Monsieur Wolf nous traita d'incapables, vendit le cuir délainé un bon prix, la laine trouva aussi vite acquéreur, et le pauvre André fut l'objet de l'opprobre général. Peu d'années plus tard, chez l'oncle Henry, à Toulouse, j'appris:

- Les couleurs vertes, bleues et roses eurent, cinq ou six ans après, un vif succès

- Le "gris métal" était rare, cher et se vendit à prix d'or, plus tard..

- Le délainage était le profitable secret de la seule ville de Mazamet. En 1950, la deuxième succursale de la Banque de France se trouvait non à Marseille ou Lyon, mais à Mazamet. Y arrivaient des peaux d'Australie, Argentine, Montevideo, pour être délainées: la laine pour tissus fins, les peaux pour mégisserie. Car le secret (soi-disant les eaux de la rivière Agout) n'était connu de nul au monde, hors de Mazamet. Sauf du malheureux André, tant vilipendé pour ce méfait.

- Que nous étions tous une vraie bande de couillons (shlimazl) et je suis poli.

"Canada Furs" formait une petite société très unie, démentant tous les ragots racistes: Abdallah le petit Chleuh qui apprit à coudre à la surjeteuse comme un chef, Lahcen, jeune arabe, expert en écharnage et tannage des peaux, les 3 jeunes doubleuses, Juives locales, Mahjoub, le commis, yaouled de 12 ans à qui j'appris à lire, les 3 coupeurs: Papa le Letton juif (car né à Dvinsk), Wolff le Polonais juif et René Petit le Lyonnais devenu juif par amour de Samy l'ouvrière, celle qui disait "Monsieur Simon, il chante comme un radio" (à la fin, tout le monde chantait en yiddish, même moi !)

En outre, nous étions en face du marché Ben Jdia, où les malheureux vendeurs, tous cousins, tous exploités par un oncle rapace, savaient qu'ils pouvaient se faire panser et soigner par mon père, qui n'hésitait pas à tenir tête au patron-parent lorsque celui-ci voulait jouer les caïds. Je répète que nous n'étions pas les seuls en ce cas. Des abrutis il y en a partout, mais à Casa, ils n'étaient pas majoritaires. Alors qu'en Algérie, mon père aurait été lynché par les pieds-noirs.

Wolf, je l'aimais bien: lui et son ami Morus avaient une collection de disques (78 tours) avec chants polonais, ouzbeks, français (opéra, musique classique), russes, espagnols, italiens (Caruso) yiddish, hébreux. Seule lacune, pas de disques marocains: inexistants. On passait des heures le soir, à boire du thé en écoutant ces voix. Pourtant, on bossait 48 heures par semaine.

Aux Huileries Marocaines, on pressait des scourtins contenant arachides ou graines de coton pour extraire l'huile. J'étais copain des ouvriers. Au labo, aide-chimiste, je contrôlais les teneurs de graines et tourteaux, l'acidité de l'huile. Le problème du coton, c'est le gossypol, colorant noir et toxique. Ses tourteaux étaient un poison invendable. L'huile, noire comme goudron, ne servait qu'à faire du mauvais savon. Au désespoir du "chef de labo", Mauloubier. Un livre américain, que j'étais seul à savoir lire, disait le gossypol hydro et lipo-soluble. J'en déduisis qu'en faisant bouillir la graine avec NaOH (soude caustique), ça pourrait marcher. Ça marcha. J'avais fait mon essai en douce et comme un con, montrai au directeur ma fiole d'huile claire. Colère de Mauloubier, menaces d'expulsion, car papiers ceci ou cela, je craquai, révélai mon "secret", qui a fait sans doute sa fortune et décidai de quitter le Maroc. D'autant qu'à la maison, Janine, désespérée de quatre ogres avec de moins en moins de sous, frisait la dépression.

Ma paie filait, sans pouvoir m'acheter un slip. Scènes. Je m'enfuis chez Petit, lui-même sous-locataire d'une chambre chez un Russe blanc, Karef, ami de Papa. J'étais alors amoureux d'une vieille (40 ans) militante du PCM, Berthe Gal, qui rompit sans que je sache pourquoi. Bien après mon retour en France, mon frangin me révéla qu'elle m'adorait, mais craignait que je me tue, car, à 2 heures du matin, montant 3 étages, je sortais par la fenêtre de l'escalier sur la corniche extérieure (10 cm de large) de l'immeuble, pour rejoindre ma chambre, dix mètres plus loin, sans éveiller de soupçons ni franchir les autres chambres sous-louées et sur-peuplées de l'appartement. Si je tenais le salaud qui m'a dénoncé !

 

Toujours est-il qu'après ces ennuis de cœur, famille et boulot, un "mec du parti" me donne à livrer Hayat-ech-chaab (la voix du peuple en arabe) Trois cents mètres plus loin, interpellé par les flics, accusé de transport de littérature subversive. Que dire, ignorant l'arabe ? Je fus, là aussi, menacé (quel couillon, c'était un évident coup monté). Un autre flic (ça faisait partie de la combine) offrit de tout arranger et j'embarquai sur le paquebot "Marrakech", à destination de Bordeaux, en avril 1949.

André, à qui j'ai demandé de relire mon texte, m'apporte 50 pages, qu'un colonel US lui avait demandées, en 44 "pour montrer à ses compatriotes les réactions d'un Français-résistant pendant l'Occupation". Rien à dire, sauf qu'il m'a inventé des tas d'aventures pendant l'exode. Par contre, il ne se souvient pas du tout de s'être fait "envoyer au tapis" par son irascible cousin et le veau du père Dubedat. Sans doute ai-je moi aussi oublié -malgré moi - maints épisodes peu glorieux où je tenais le mauvais rôle. A son tour, il s'est indigné: Il fut, dit-il le premier sans doute hors des Etats-Unis à utiliser des fouramines, des mouillants pour dégraisser les peaux et en faisant varier le pH des bains, obtenant ces reflets moirés si appréciés des clientes. J'avoue l'avoir su, mais sans en comprendre l'importance.

Tant de souvenirs sont presque effacés. Les beaux jours, les amis, le peintre Mahé, les coins romantiques de Marrakech, Casa et Rabat, les baignades, les randonnées en vélo, les plages immenses, Tahar, mon ami Marrakshi dont la mère nous servit un couscous comme peu de N'sranis ont mangé, chacun piochant du bout des doigts son secteur de la montagne de graines. (Curieusement, quelques jours après, un film soviétique, sur le légendaire Nasreddine Hodja, "Aventure à Boukhara", montrait les mêmes gestes pour manger le pilaf, les mêmes danses, car "l'Oumma", la civilisation musulmane, était la même du Maghreb au Mashrek) Casa aux cent visages: ghetto, copie du 17e parisien, banlieue cossue, ultra modernisme et bâtisses ignobles, palmeraies et coins de France.

Lorsque je pense à Phocée, Carthage, Cadix, ces villes grecques ou phéniciennes implantées en terres celtes, ibères ou ligures, je me demande si Casa n'était pas une version moderne de ces comptoirs, puisant ses nourritures et ses eaux dans le territoire voisin, mais sa richesse dans ses relations avec les univers qu'elles mettaient en contact.

Cette ville qui fut plus peuplée de "Métropolitains" que Bordeaux ou Lille, était une entité à elle seule, greffée par Lyautey dans un Maroc dont elle ne montrait que des traces. Surtout un creuset où aurait pu se fondre et se réunir ce qu'il y avait de mieux dans toutes les civilisations qui s'y côtoyaient. Hélas, en 4 ans, je n'y pus trouver un bouquin enseignant des rudiments d'arabe. Et n'y vis jamais un livre arabe en librairie. Peut-être est-ce là, la faille. Je l'affirme: Si, au Maroc, on était restés en amis, le fanatisme islamique, comme les délires fascisants n'auraient semblé qu'élucubrations de débiles mentaux ridicules . Objection: le Coran dit ceci ou cela, et comme il prêche pas mal de choses assez éloignées des droits de l'Homme… D'accord, mais comme la Tora et les Evangiles, ces livres sont censés être la parole de Dieu lui-même. Or, tous sont farcis d'évidentes contradictions, qui prouvent ou bien que Dieu est un grand capricieux, ou qu'il est une pure invention. Donc pour lutter contre fanatisme, intégrisme, antijudaïsme, une seule solution: Réunir dans une seule salle rabbins, imams et cardinaux, plus tous les libres-penseurs qui le désirent et attendre patiemment qu'ils nous donnent une réponse à ces incohérencurses criminogènes. Au besoin en leur promettant qu'ils seront ravitaillés dès qu'ils auront fourni LA réponse.

Pauvre Eirik Labonne. Oublié de tous. Curieusement, vers 1980, je rêve d'une ville idéale où se marient élégance arabe et technique occidentale. Mon pote marocain Lahcen me dit: "Oui, c'est Casa, et c'est grâce à Eirik Labonne". En 80, j'avais oublié tout ça, et ce rêve me fit rêver.. Le soir même, entrefilet du "carnet du Monde" que d'habitude je ne lis jamais: "A l'occasion du 20ème anniversaire de sa mort, nous demandons à tous ceux qui ont connu et aimé Eirik Labonne d'avoir une pensée pour lui". Je jure que c'est vrai. Et je me dis que Dieu, peut-être, m'a fait signe.