21 - mariage en banlieue

L'état nazi payait (avec le fric volé) le voyage des déportés à la Deutsches Reichbahn, comme à la SNCF, veillant à ce qu'il soit long et sans boire. A l'arrivée, les survivants se précipitaient d'eux-mêmes vers les "douches" truquées. En outre, un corps desséché brûle mieux. Les révisionnistes qui nient les chambres à gaz ont raison: Il n'y eut jamais de chambres à gaz mais des douches à gaz. Au Maroc, on apprit par la tante Odette et sa fille Hélène qui avaient survécu à Bergen-Belsen en mangeant de l'herbe et en cousant pour les kapos du camp, que Maman et Ginette, comme toutes les mères avec enfants, étaient passées au four crématoire.

Le retour de la tante lui permit de récupérer l'appartement de Beaugrenelle, dans le 15e. L'oncle Achille eut l'heureuse surprise, réoccupant notre appartement toulousain, de voir revenir la plupart des meubles et objets planqués par les voisins à l'abri des flics pétainistes. En effet, à notre insu, tout l'immeuble faisait plus ou moins de la résistance et nous avait déjà protégés sans qu'on n'en sache rien. Lorsque j'entends déblatérer contre l'attentisme et la lâcheté des populations, je proteste: A notre école comme à l'atelier de l'oncle ou dans notre immeuble, TOUS semblent avoir fait leur devoir d'hommes et de patriotes, du moins rien fait contre, (sauf la saloperie de tante, l'épouse de l'oncle Henry. Qu'elle brûle en enfer !) La foule qui manifestait place du Capitole, le 14 juillet (4l ou 42 ?) risquait l'arrestation ou la mort. Des attentistes ? La raison du petit nombre de Résistants homologués, à mon idée, c'est qu'il était très difficile de trouver "la filière", car tous se méfiaient à juste titre les uns des autres. Il y eut dès le début une résistance spontanée inorganisée. Sans elle, nul membre de ma famille ne serait sorti vivant. Des fermiers cachèrent et nourrirent maquisards, réfractaires, enfants juifs, évadés. Beaucoup furent tués par milice ou nazis, peu reçurent médailles et décorations. Les "homologueurs" furent très souvent d'ex-collabos camouflés, ou ces fameux "résistants de septembre" dont le seul exploit fut de tondre de pauvres filles. Après. D'où la surprise indignée de résistants déportés retrouvant leurs gardiens médaillés de la Résistance !

I1 y eut de vrais salauds, surtout parmi avocats, flics, droits communs, gendarmes, juges, médecins et professeurs, l'élite, quoi. Bien moins dans le vulgum pecus. Par ailleurs, on a établi, longtemps après, que bien des arrestations furent le résultat non de dénonciations, mais de la naïveté des intéressés qui écrivaient ou téléphonaient sans se douter que toute correspondance ou conversation téléphonique était lue ou écoutée. I1 y eut bien des ordures, mais aussi de pauvres affamés qui pour des rations supplémentaires, ou cédant à des contraintes qu'il est facile de nier, le ventre plein et sans danger, firent de bien vilaines choses. J'ai connu un ex-milicien qui avait cru rejoindre un maquis. Fusillé sans pitié, bien qu'ayant combattu courageusement les boches dans notre bataillon.

Revenons à 1953. Jacqueline dut tout organiser pour le mariage: moi, j'étais loin et ma famille parisienne ultra-réduite. A la mairie d'Alfortville, la salle grouillait de ses amis, cousins et collègues, alors qu'il n'y avait de mon côté que mon frère aîné André, la cousine Hélène et son époux Milou. L'adjoint au maire, Franceschi, collègue de ma fiancée, fut plus tard ministre de l'Intérieur sous Mitterrand et mourut peu après. Lorsqu'il appela, pour signer l'acte, Monsieur G, Milou donna un coup de coude à André, empêché de justesse par Franceschi d'épouser ma fiancée par inadvertance. Après ça, petite nouba Porte Dorée, où je fis connaissance du cousin Geo et son épouse Yvonne et des seuls "vieux" de nos deux familles, l'oncle Délandes, ouvrier chez Panhard, et son épouse Nini, dont l'accent aveyronnais me réchauffa le cœur. Tout le monde sympathisa.

Je trouvai assez vite un boulot à Thomson fils et câbles, près des Buttes-Chaumont. Ma gentille femme, titularisée, partait en vélo chaque matin pour son école de filles en bords de Marne. Moi, train de banlieue et métro. Ma fiancée louait une pièce d'une villa froide et humide, non loin de la gare, rue des Bleuets. On allait souvent voir le cousin Geo et sa petite smala, à deux pas de chez nous. Même, une fois, à pied à Saint Maur voir le cousin Milou. Le bonheur, quoi, à condition de faire gaffe aux sous.

J'hésite à continuer, ce ne sont plus des aventures mais un curriculum vitae. A telle date (1954), premier, puis (1956) second enfant.

Peu avant, déménagement à Montmartre, 6ème sans ascenseur, chauffage au charbon de la cave. Location avec pas de porte, payé grâce à un emprunt vendéen. Merci, oncle Marius.

A la Thomson, on travaillait (mal) sans se fouler. Ma laborantine, Christiane Lafage, s'y connaissait mieux que moi, car j'avais été pris surtout pour mon anglais technique. Ayant surtout du contrôle à faire, je remplace les longs compte-rendus par un formulaire passe-partout. Hop, mon "boulot" bouclé dès 9 heures du matin, on chantait tous deux en chœur, à longueur de journée. Le fromage doré. (Sauf pour nos auditeurs) Si les labos d'aujourd'hui ont un personnel aussi compétent, je ne donne pas cher de la recherche industrielle française. Glandant dans les ateliers, je suggère quelques petites améliorations, d'où promotion. Seul accroc: je fus incapable d'une analyse élémentaire, ayant bossé dans les huiles, pas les métaux. La honte pour un "chimiste".

Vacances 54, auto-stop pour rejoindre Fontenay-le-Comte. Bavardé avec les occupants d'une camionnette. Septembre, lettre: "Suite à notre rencontre sur la route des plages... Vous demanderez Madame Lesein". Signé: Labitte ! Plaisanterie ? Mais non, c'était vrai. Embauché chez Jouan, matériel de laboratoire, Fg St Germain, j'y devins spécialiste en microscopes Zeiss et optique. Le pire, trois ans plus tard, pour rencontrer leur homologue américain, ils demandent au factotum de réserver au restaurant. Qui nous envoie le maître d'hôtel perplexe: Fallait-il vraiment une table pour Monsieur Labitte, Madame Lesein et Monsieur Lapine ?

Faut dire que, grâce à la Sécu, c'était l'âge d'or du labo. Mes patrons, reprenant cette vieille affaire, embauchèrent un boucher chevalin pour gérer le commercial. Pour les produits chimiques, un emballeur. Pour la verrerie de labo, un dépanneur radio, qui s'occupait aussi d'installation et du matériel électronique. Tout à l'avenant; ça marchait à fond, la Sécu payait nos clients. Moi, seul chimiste, avais été choisi pour avoir conté mes déboires d'étudiant en Optique, à Toulouse. Donc j'étais idéal pour vendre réfractomètres, polarimètres ou microscopes. Ils avaient tort: seul à savoir des rudiments sur ce que je vendais, mes clients médecins, labos et biologistes étaient plus nuls que moi, et avaient peur de ces matériels perfectionnés, comme je le raconte plus loin. Comme vendeur, j'étais plutôt nul.

"On" voulut m'envoyer sur les routes, non comme vendeur, nuance, "service après-vente", chargé en principe d'entretenir centrifugeurs ou balances; en vérité, vendre nos produits et répandre notre catalogue.. Mais y avait un os: Mon permis militaire de conduire non validé, je dus repasser le "civil". Reçu du premier coup, pour la 2ème fois. (Ce qui ne m'empêche pas de conduire très très moyennement)

Grâce à quoi, je connus les routes d'une France pas trop défigurée, avec pompes à essence, auberges et restaus routiers, hôtels aussi nombreux que vétustes et inconfortables, nul besoin de réserver, planifier ou organiser: J'écumais les laboratoires industriels ou, surtout, médicaux, me présentais sans rendez-vous, réparais ou réglais tant bien que mal. Plutôt bien, mais parfois avec des surprises, comme cet appareil à métabolisme où subsistait un emballage qui faussait toutes mesures et envoyait des tas de bien-portants se faire ôter un poumon sain. Ou ces appareils "mis à la terre" sur un pot de fleurs, ou un tuyau de radiateur bien peint. Ou la balance de précision de M. Lantenois à Rebais, qui me tint jusqu'à 8 heures du soir avant de l'avoir complètement réglée. Mais là, le client n'y était pour rien, j'étais seul coupable.

Le grossiste de microscopes Zeiss m'informa que le modèle le plus cher, aux réglages si faciles que même un idiot pouvait s'en servir, n'était vendu qu'en France ! J'avais du mal à placer mes réfractomètres, qui permettaient en 3 minutes de connaître glycémies ou urées en évitant deux heures d'analyse: aucun de ma centaine de clients, sauf un seul, qui m'apporta des échantillons et vérifia mes chiffres, n'osa me croire. Par contre, tous savaient calculer en combien de temps ils amortiraient leurs matériels. De l'avis général, le niveau moyen de compétence de la plupart de nos clients docteurs, professeurs, chefs de labo, était un peu inférieur au certificat d'études primaires. Seuls comptaient relations ou liens familiaux. Vous ne me croyez pas ? Lorsqu'après le drame du talc Morhange, fabriqué par des illettrés dans la saleté et l'à-peu-près, une loi obligea tous les fabricants de remèdes d'avoir un labo équipé d'une balance, d'un centrifugeur et d'un petit matériel d'analyse, UN seul et unique labo (Heudebert-Heuprofax) nous déclara qu'il possédait déjà cet équipement minimal. Encore heureux que les laborantins sous-payés et les employés subalternes, parfois non diplômés, étaient - istum ipse vidi (je l'ai vu moi-même) généralement plus compétents que leurs chefs. Circulaient des listes d'hôpitaux à éviter absolument si on voulait être soigné et non charcuté à mort. Le plus étrange, c'est que la même liste avec les mêmes noms était presque valable trente ans plus tard.

Ça vous la coupe, hein ? Pourtant facile à comprendre: les mandarins prenaient leurs gendres pour leur succéder. Pas question de compétence.

C'est comme regarder sous les jupes d'une grande dame, ou le slip d'un beau monsieur. L'envers du décor, quoi. Ça explique peut-être bien des retards de notre pays: On y forme ingénieurs et polytechniciens bourrés de maths, qu'on retrouve dans des bureaux où jamais ils n'ont à faire plus compliqué qu'additionner des notes de restaurants, tandis que dans labos et sur planches à dessin, des mecs sous-formés s'épuisent sur des problèmes que le moindre cosinus hyperbolique ou une vulgaire petite dérivée à deux sous résoudraient en un tourne-main. Combien de machines déglinguées pour n'avoir pas su prévoir dilatation, variation de pression atmosphérique ou autre loi physique, ou calculer un moment d'inertie ? Malgré mes lacunes de vendeur, je m'en tirais assez bien grâce à mes rudiments de mécanique et maths du Cours
Complémentaire. Quelle fierté, moi l'ignorant total en radio, d'avoir su, tout seul, par des tests logiques, détecter la lampe radio défaillante d'un appareil d'électrophorèse !

 

Ça me ramène à mon récit. Discutant avec les clients, il m'arrivait de leur suggérer des solutions. Au point qu'un jour, désireux d'un renseignement, je téléphone à un labo, leur pose ma question et - je vous jure que c'est vrai - m'entends répondre: "Non, je ne sais pas. mais téléphonez donc à Monsieur G, chez Jouan, il sait tout". En réalité, vaniteux, incapable de psychologie, d'écoute et d'observation, j'étais l'antithèse d'un bon vendeur. Mais j'ai une certaine mémoire. Sauf des visages, ni des voix, comme je l'ai dit, gros handicap, à l'origine de bien des gaffes. Qui m'interdit de bien prononcer des langues que je déchiffre assez bien, grâce à mon tourisme linguistique à Javelgrad, en Yiddishland, en Occitanie, dans les prisons d'Espagne, les armées d'Afrique et d'Italie. Les écoles, cours du soir et facs ont laissé eux aussi quelques traces. Je n'en ai aucune fierté min hashomaïm (chose du ciel, comme on dit en hébreu) car je n'y suis pour rien, j'ai plutôt honte de m'en être si mal servi.

Toujours est-il que certaines de mes suggestions furent brevetées - à mon insu, et pas à mon nom - et qu'André me conseilla d'étudier le dessin industriel comme lui, ce qui l'avait fait sortir de manœuvre chez Simca à dessinateur chez Stop. Ainsi, si t'inventes un truc, tu pourras le dessiner et prendre un brevet.

Je m'inscris donc aux cours de Messieurs Culand el Filippi, rue Gauthey. et découvre enfin une vraie vocation. Ô Planche-à-dessin, sur toi tout se conçoit, de la boîte à conserves à l'ordinateur. La plupart des objets, gadgets ou machines qui nous entourent, c'est de toi qu'ils sont sortis, comme Pallas du cerveau de Jupiter. Jadis, on révérait les déesses-mères: Isis, Cybèle, Tanit, Marie, Cérès, car de leur con généreux sortaient récoltes et moissons, bétail et fruits. A présent, c'est toi, Planche-à-Dessin, ou ta descendante, la CAO, qui méritent ce culte: Citez-moi un objet fabriqué qui ne soit pas né sur toi, de la petite cuillère à la fusée intercontinentale. Même à présent, où l'informatique allège calculs et tâches répétitives, il est difficile de se passer de toi !

André avait acheté deux bouquins de maths canadiens des Frères des Ecoles Chrétiennes (vulgo les frères Quatre-bras, à cause de leur col à rabats). Une merveille, où, avec des exemples de tous les jours, on faisait calculer, en sous et en arpents, des problèmes de déterminants, intégrales, géométrie analytique ou dérivées de façon claire, simple, facile. Le père Culand ne s'y trompa pas, qui nous les emprunta et oublia de nous les rendre, et c'est tant mieux, car il s'en servit pour former des tas de jeunes gens. C'est à ce moment que l'Educon National décida d'enseigner - sans le moindre essai préalable - les "mathématiques prétendues modernes". Je crus qu'à la place des bouquins emmerdants que j'avais dû me taper jadis, pleins de "il est évident que", "il est inutile de démontrer que", "on voit clairement que", mes livres canadiens si explicites serviraient de modèle.

Catastrophe ! Ce fut l'inverse. On compliqua, avec un vocabulaire abscons, les choses les plus simples. Je lus même que c'était voulu, pour empêcher les parents d'aider leurs gosses, car il n'était pas démocratique que certains soient aidés alors que tant d'autres n'y avaient pas droit ! La démocratie fut sauvée: tous devinrent nuls sans exception. Comme une telle réforme avait déjà été appliquée en lecture (la méthode globale) nos écoles devinrent des fabriques d'ignares. Et le restèrent. Sauf là où les instits ont osé résister aux directives ministérielles. Résultat: Chiffres en mains, notre pays compte le plus de jeunes chômeurs (1998). Des machines chères bousillées par des cons qui n'ont pas su lire le mode d'emploi, confondent les fonctions de leurs logiciels, ou, nuls en orthographe, passent plus de temps à se gourrer qu'à écrire lisiblement.

Qui n'a vu une vendeuse sortir sa calculette pour additionner "2 + 3, tic, tic, tic, tic, ça fait 5 francs, Monsieur". Je jure avoir vu un "banquier" turc additionner, sur sa calculette: "1 + 1 + 1 + 1 + 1+1 + 1 + 1 + 1, ça fait 9 livres, monsieur" (mais il m'offrit un verre de thé) Sans doute avait-il appris ses maths en France.

Le pire, c'est qu'un système aussi con dégoûte de l'école très tôt. Donc redoublements. Or, un redoublant foutant la merde en classe, on le propulse à chaque rentrée, et il arrive ainsi, analphabète, rackettant, trichant, séchant les cours, dans les grandes classes où on s'interroge gravement sur l'origine de la violence dans les collèges. Les élèves "normaux", eux, doivent subir des programmes de plus en plus "allégés" pour être accessibles aux cancres qui s'en foutent, et s'emmerdent tant qu'ils deviennent pareils aux autres.

C'est-y qu'y seraient cons ou aveugles ou quoi, nos élites dirigeantes ? Ou démagogues ?

Dans nos classes de 45 mômes, plus qu'à moitié fils d'immigrés, avec de jeunes instits, des programmes assez lourds (récitations, tables, leçons à savoir par cœur, devoirs et punitions) on apprenait, sans chahuts, ou très peu.

La violence, c'était dans la bien trop vaste cour de récréation. C'est d'ailleurs toujours là qu'elle naît et grandit. Surtout avec la mixité, très positive en classe, très nuisible en récré. Et le maintien en classe jusqu'à 18 ans, ce crime, car elles ne peuvent fonctionner qu'avec pédagogies un peu moins sommaires que l'existante.

Mais je radote, je l'ai dit et redit mille fois, vox clamans in deserto.

Par contre j'oubliais de raconter la conversation avec le cousin Geo, juste avant les épousailles. Il me demandait si une chrétienne avait le droit d'épouser un Juif, maudit par 2 000 ans de christianisme. Je lui répondis que Jésus lui-même prêcha l'amour et le pardon, que la Bible révérée par les goys affirme (Dt24,16) Les pères ne seront pas mis à mort pour les fils, ni les fils pour les pères, ce que confirment Jr31,30 et Ez18, 1-20, et enfin que Jésus, né et mort Juif sans avoir jamais fait signe de croix ni être entré dans une église, a dit: Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon père. D'autre part, la Judée occupée par les Romains, ce sont eux qui ont crucifié le petit rabbin et versé son sang, et pourtant, nul ne leur en veut, au contraire ! Qui se fout de qui ?

Donc, tous les saints, papes et autres bigots qui nous ont persécutés sont d'infâmes salauds, de faux chrétiens et des imbéciles dangereux. Un point, c'est tout.

 

fin de 21 - mariage en banlieue