5 - Folies-Bergère

L'été 33, le seul où on partit en vacances avec Maman. "Plage" d'herbe, grande forêt, villas cossues, vergers où des jardiniers en chapeau de paille élevaient d'énormes poires, les Duchesses. Nous étions très loin de Paris, à Veneux-les-Sablons, près de Fontainebleau.

Jouxte la belle maison de Rosa Bonheur, peintre célèbre, un cagibi inconfortable nous logeait. Mais la chicorée au lait du petit déjeuner avait un goût délicieux !

Ariel désamarra une barque sans rames et nous nous laissâmes avec délices emporter par la Seine. On ne savait pas qu'un barrage attendait un kilomètre plus bas. Des pêcheurs qui nous virent pagayer avec nos mains minuscules ramèrent à notre secours. On n'était pas fûtés. Pas de fessée.

Un soir, Maman perdit sa clé. Et dut, contre argent comptant, demander l'hospitalité dans la luxueuse villa de notre logeuse, où vécut Rosa Bonheur. Par chance, scrutant l'herbe, la clé fut retrouvée le lendemain par maman, radieuse de retrouver son taudis loué si cher.

Les Seychelles étaient, c'est sûr, moins fréquentées. Il y avait foule dans le secteur comme partout dans un rayon de 50 km autour de la capitale. Plages réputées: L'Isle-Adam, Bougival, Trilport, Robinson, le Vert-Galant, Nogent, Meudon. Enghien pour les rupins. Les noyés s'y ramassaient à la douzaine, tous les dimanches.

Peu après, on déménagea. Adieu, Folies-Javel. Là, on habitait à deux pas des Folies-Bergère et des grands boulevards: Foules, immenses cafés où des armées d'oisifs sirotaient des liquides de couleur en écoutant des orchestres et regardant passer les passants. Les Passages nous enchantaient: passage Jouffroy, passage des Princes, passage Verdeau surtout, où de belles armures complètes évoquaient tournois et hauts faits d'armes. De surcroît, les bouquinistes nous laissaient feuilleter des heures durant leurs livres, dont beaucoup avaient des pages non coupées. Il fallait imaginer ce qui avait bien pu arriver entre les pages closes. Ainsi, souvent, je constatai qu'on pouvait s'en passer et comprendre tout de même, sans perdre le fil de l'histoire. Verbiage inutile ! Pas toujours.

Mieux encore, un journal proche, l'Echo de Paris, je crois, permettait à qui voulait de consulter ses collections. On ne s'en privait pas, surtout pour les contes, nouvelles et les blagues, les dessins, les "cartoons" si vous voulez. L'un d'eux surnage: un chanteur de cours, son violon à la main, une énorme bosse au crâne, regarde d'un air mauvais les étages supérieurs: "Qui a jeté cette pièce de 5 francs ?" Faut dire que les pièces de 100 sous, les thunes, les mêmes que maintenant (1990), étaient plus lourdes, car en argent, imitant les "roues de derrière" d'avant 1914. Cinq francs, ça payait un bon restaurant.

Au 6ème sur cour, on habitait un vaste et clair appartement, dans le quartier des fourreurs. Papa était chambre-maître, à présent. Le chambre-maître est un esclave qui se croit le maître: une firme lui donne peaux et patrons, qu'il travaille à domicile, souvent tard dans la nuit, embauchant des ouvriers qu'il paie plus cher qu'il ne gagne, (sauf sa femme et ses gosses) harcelé pour livrer plus tôt, critiqué sur le moindre détail, payé avec retard. Les rares jours fastes, on achetait une petite boîte de caviar, plus souvent rouge que noir, mais de plus en plus rarement. Bientôt ce fut la pénurie, puis la misère.

Ma pauvre maman cousait sur sa surjeteuse, chantant en russe l'air de Sadko. Elle avait une voix très belle (la seule de la famille) Je ne connus que bien plus tard les paroles françaises, ô combien ironiques: "Les diamants chez nous sont innombrables..." C'était pas le cas chez nous. Nous, c'était les dettes.

En effet, l'époque venait de s'abattre sur tous: crise, puis chômage. Hitler venait d'être élu Reichkanzler, mais ici, on avait la sale affaire Stavisky. Après l'assassinat de Doumer par Gorguloff et de Barthou par les oustachis, xénophobie, antisémitisme et antiparlementarisme enflammaient les patriotes. La France était alors championne du monde en second de chauvinisme et anti-judaïsme. Ou peu s'en faut. Le 6 Février 34, des foules en chapeau mou défilèrent rue Lafayette, criant: "A bas les serviettes, à bas les fromages de son, Daladier assassin" selon le compte-rendu d'un témoin oculaire de la cour de récré. Je compris bien après qu'il s'agissait de soviets et des francs-maçons installés à deux pas, rue Cadet. Ça n'encourageait pas les affaires, nous dînions souvent le soir d'un bol de chicorée au lait, ou de hareng-pommes de terre, avec beaucoup de pain (rassis, s'il vous plaît). Le tout acheté à crédit. C'était moi qu'on chargeait de ces commissions. Lorsque je prenais mes deux "boulots" ou "fendus" de 2 kilogs chaque, la boulangère "faisait la pesée" en rajoutant deux ou trois croissants rassis. Ouvriers, employés, fonctionnaires, tous nous reprochaient de bouffer leur pain. Je vous remercie bien haut et bien fort, "commerçants réactionnaires", méprisés de tous, d'avoir bouffé vos croissants.

Ils furent presque les seuls avec les instituteurs à nous aider sans grands discours, mais concrètement.

Alors que derrière les guichets, ou dans les conversations de bistro, on sentait souvent la haine et le mépris. Même notre instituteur, gazé de guerre. Le seul journal (on n'en lisait que les gros titres en devanture) qui ne semblait pas participer au chœur des pleureuses de la Phrance Héternelle, c'était Paris-soir. "Pourri-soir", pour les communistes, publiait "à la une" DÈS CE TEMPS-LA des reportages sur les camps de concentration nazis de Dachau et Buchenwald. D'autres lançaient une grande campagne contre le bagne de Cayenne et les maisons de correction. Salut et merci, Alexis Danan et tes collègues, grâce à vous, les merdeux qui osent dire: "on ne savait pas" n'ont aucune excuse; surtout pas les Franciliens: Paris-soir avait le plus fort tirage de France.

Alexi Danan

Je crois qu'en 34 on remplaça circoncision par jour de l'an pour le 1er janvier sur les calendriers.

Inutile de dire qu'au marché, rue Cadet, on prenait plus de patates "esterlingue" (sterling) de carottes et d'oignons que de truffes. Notre active et ingénieuse mère inventait des recettes à base de mou, foie et bas-morceaux qui suscitaient rarement l'enthousiasme. Heureux quand elle ne fourrait pas du sucre en douce dans carottes ou petits pois (je continue à pester contre les salauds de conserveurs qui en foutent même dans la mayonnaise). Ses poissons étaient toujours réussis, mais le triomphe, c'était le pot-au-feu. Papa disait: "N'importe qui peut faire de bonne cuisine avec de bons ingrédients, le vrai grand cuisinier en fait avec gornisht" (rien du tout) Bravo, Maman. Merci encore.

Le monde bougeait. Et ses remous aboutissaient dans notre cour de récré. Notre nouvelle école, rue de la Victoire, était minuscule à côté de la caserne de Javel; les enfants y étaient plus civilisés. Dans ce quartier de classes moyennes, nous étions certainement les plus pauvres, ce qui ne nous gênait que lorsqu'une nourriture trop riche en oignons nous donnait des problèmes digestifs, donc, - rarement - des pets odorants qui nous humiliaient. Les discussions allaient bon train, des audacieux gribouillaient à la craie, qui les trois flèches de la SFIO, qui, faucille et marteau, qui, des croix gammées mal orientées, souvent du même auteur. Pas moi, j'aime pas les graffitti, sauf antiques. Notre problème, c'était notre maître, M'sieu André, gazé de 14/18 qui de temps à autre nous traitait de sales Polonais, ajoutant l'erreur à la xénophobie. Surtout mon malheureux frère André, nul en écriture et orthographe, accablé par son sadique homonyme de "100 lignes" presque chaque soir, qui n'amélioraient rien, au contraire.

Sortis de classe, on jouait au pendu ou à des concours de grimaces, cache-cache et saute-mouton, billes et marelle. On se racontait les films, mais surtout on faisait des projets d'avenir. On vivait dans un monde si manifestement arriéré, malgré téléphone, TSF ou moteurs électriques, qu'on rêvait de chaussures inusables, grandissant avec le pied, cirées d'un coup de chiffon. De papier résistant à la pluie, de tissu insalissable, indéchirable, d'avions faisant le tour du monde sans escale, de moteurs à eau et de dirigeables géants. C'est en discutant de ce dernier projet avec le fils du pasteur de la rue Chauchat que celui-ci proposa d'en construire un. L'idée, c'était d'utiliser la chaleur des moteurs pour se sustenter à l'air chaud, sans risque d'explosion et sans hélium hors de prix. 

D'abord, dessiner les plans. Le brave garçon nous donnait quelques francs pour acheter papier, gommes, compas et crayons. Que d'autres aient de l'argent de poche et nous pas nous semblait naturel. Jusqu'au jour où, démasqués, nous fûmes confrontés dans le bureau du Dirlo, au pasteur ayant découvert sa caisse vide. Notre innocence et notre naïveté nous disculpèrent, notre probité aussi, car nous rendîmes le matériel sans en avoir distrait la valeur d'un bonbon. Qu'aurait dit le brave homme s'il nous avait vus, avec Quessaud, fils d'un concierge, aller quémander tubes abducteurs et tubes à essais aux Laboratoires Millet, pour faire, dans un cagibi de la cour à Quessaud, des expériences aussi téméraires qu'infructueuses car il manquait toujours un ingrédient et surtout beaucoup de connaissances. On parvint tout de même à distiller un verre de gros rouge, alcool goûté et aussitôt recraché avec épouvante.

Le Guével, notre meilleur copain, était très estimé par maman, car il avait un jour spontanément lavé sa cuisine. Une fois, en jouant au square Montholon, André et lui se disputèrent sauvagement une pelle à long manche qu'ils venaient de trouver. Je voulus les séparer, l'objet du litige s'abattit sur mon nez. Je saignais à flots, le pharmacien me badigeonna de teinture d'iode, c'est très douloureux. La pelle disparut. M'en est resté une cicatrice et un nez Bourbon, alors que j'aurais tant voulu avoir le nez en pois chiche de Papa. Du coup, nos géniteurs nous collèrent le jeudi au kheyder de la rue Saulnier, à côté des Folies.

 

Des rabbins barbus en chapeaux-melon nous faisaient lire sans fin, sans traduire: boroukh ato adonoy eloheynou melekh ho-olom (béni sois-tu, Seigneur, notre dieu, roi de la Terre)

Et surtout le splendide shema, Ysroël, adonoy eloheynou, adonoy herod. (Ecoute, Israël, le Seigneur est notre dieu, le Seigneur est Un.) Les Juifs le chantaient sur les bûchers de l'Inquisition et dans les camps nazis. (Marc XII,29): Jésus répondit: "Le premier des commandements, c'est "Ecoute, Israël, le Seigneur est notre Dieu, le Seigneur est un". Ainsi, on accusa les Juifs de nier la Sainte Trinité par cette prière prônée par Jésus lui-même !

(J'ai écrit sur ce thème le 26/10/95 au curé de ma paroisse. Il me promit de transmettre à la hiérarchie. J'eus la joie de lire dans "Le courrier international" N°318 du 5/12/96 que Woytyla, Jean-Paul II a invité chaque évêque à organiser ce mea culpa dans son diocèse avec grand congrès autocritique-en 97. Peut-être que mon shema y a un peu contribué. 65 ans plus tard, j'apprends que, seuls du monde antique, les Juifs disaient (Lv.19,18}: "Tu aimeras ton prochain comme toi-même". mitsva rarement pratiquée.

Indignés de devoir ânonner sans savoir le sens des mots, nous fîmes de l'obstruction et fûmes transférés au cours d'hébreu de la plus belle synagogue de France, à deux pas de notre école, rue de la Victoire. J'ignore toujours l'hébreu, mais nous apprîmes des chants, (dont nous ignorions la traduction), d'une grande beauté: "Lekho, ou lekho, adonoy amam loukho", "Ma tovou, olekho Yakov" "Eleyokhou ha novi" etc...ainsi que de belles histoires que nous connaissions déjà, les ayant lues aux étalages des bouquinistes: Esther, Daniel, Balthazar, Judith. C'était trop contraire à nos convictions philosophiques. Nous, on était adeptes de l'Eternel Retour nietzschéen, sans le savoir. On se figurait la vie comme un brouillon. A un moment donné, on crie "pouce" et on recommence tout. Un genre de métempsychose bien plus satisfaisant que les paradis de la concurrence. Hélas, tout aussi improbable. Car les salades, chrétiennes ou judaïques, ne répondaient à aucune de nos questions, notamment aux 2 principales: "Qu'est-ce qu'on fout ici ? Et pourquoi c'est si mal organisé ?" Le monde injuste et haineux qui nous encerclait faisait plus penser à un asile de fous dirigé par des sadiques qu'aux jardins du Seigneur.

A la fin, nos parents vaincus nous laissèrent rôder en paix aux Galeries Lafayette, à la librairie, où nous passions l'après-midi à lire Zig et Puce, Bicot, ou les albums de Benjamin Rabier et Alain Saint-Ogan. Merci, les vendeuses: Nous y avions notre chaise attitrée.

On allait aussi voir le linotypiste du journal russe de la rue Saulnier, surpris de me voir lire ses caractères cyrilliques (appris par jeu dans le petit Larousse de Tata à Toulouse et dans les Postovaya Novostyi de Papa), sans comprendre un traître mot. Il nous offrit un roman, en français, de Pantéleimon Romanof, "le camarade Kisliakof" qui dénonçait avec humour les saloperies staliniennes. En tous cas, donnait, même à nous, une idée déprimante de la vie à Moscou. Le nazisme avant Hitler. (Roman célèbre à présent, réédité en 1998)

C'est vers ce temps là que je fus écrasé une seconde fois. Je tenais pourtant la main de l'agent en traversant la rue Le Peletier, mais les foutus rails de tramway, glissants de pluie, m'envoyèrent sous un autobus qui roula majestueusement sur mon orteil, sans autre résultat qu'une matinée de congé et une courte célébrité en classe.

La Noël 33 fut nettement moins célébrée que les précédentes. De Toulouse, Tata nous envoya un gros livre de paléontologie qui nous fit découvrir que tarasques, dragons, serpents de mer et chimères avaient vraiment existé, pour, rebaptisés ptérodactyles, archéoptérix, stégosaures ou iguanodons, devenir les ancêtres homologués de nos Tardieu, Herriot ou Mussolini. (Tardieu en ptérodactyle, Herriot en mammouth et l'autre en brontosaure ?) Avec aussi un joli panier plein d'imitations de fruits que Maman trouva très jolies et qu'elle plaça sur la cheminée, malgré nos soupçons. Au bout de trois mois, je m'enhardis à goûter une fausse banane. O joie, une délicieuse pâte d'amandes. La famille affamée fit grand cas de ma découverte et le panier trôna vide sur le marbre. Nous ignorions alors qu'en dévorant ces fruits, nous risquions des caries dentaires.

Malgré pénurie et maigres chères, Maman se mit à grossir, à enfler. J'eus vite fait de diagnostiquer une hydropisie. Elle n'écoutait pas mes conseils et souriait d'un air gêné, je me demandais bien pourquoi: L'éducation sexuelle d'alors formait des médecins qui n'avaient jamais vu de femme, sauf en dissection. Un matin, samedi 2 juin 1934, Monsieur Turk nous mit dans un taxi, en route pour Lariboisière, où, restés seuls, après une longue attente, une infirmière nous porta deux assiettes pleines de trucs beiges et de pommes de terre: Notre premier gras-double. On s'en régala. Une autre infirmière peu loquace nous accompagna en un second taxi. Luxe inouï. Ainsi nous pûmes, un instant, admirer le lion de Belfort... dernière vision d'hommes libres.

Quel genre d'école était-ce là, où tous les élèves avaient tête rasée, godillots et tabliers noirs ?

Combien je regrette de ne pas être écrivain pour décrire avec lyrisme nos souffrances, brimades et humiliations ! On nous avait souvent terrorisés de cet enfer: l'orphelinat.Quelle déception ! A part l'enfermement perpétuel, c'était la bonne vie: personne pour nous gronder, récré presque toute la journée, des nourritures savoureuses et abondantes, bien préparées, dont on ignorait jusqu'au nom. Autre miracle, dans la cour, JAMAIS de bagarres ni de disputes. Ni "crimes", NI PUNITIONS ! Cause, ou effet ? Le soir, les moniteurs nous réunissaient dans une classe. Des mômes de faubourg chantaient un étrange folklore: C'est nous les hiboux, les apaches, les voyous..., Et lâch'ment, comme une brute dans l'dos, Il lui planta son long couteau... ou encore: C'est moi Bouboule, du Sébasto, Toutes les poules, Me trouvent beau..." Ma préférée, c'était: La nuit, les chats sont gris, tout s'obscurcit, Dans le mystère, C'est l'heure où les rôdeurs, les malfaiteurs, Font leurs affaires... On n'avait jamais entendu de trucs comme ça, sans parler des airs détournés, comme Elle assassine ses parents, La lâcheu Violett' Nozièreu sur l'air de "Quand on s'aime bien tous les deux" ou: C'est nous les gars de la combine, Quand on est dans les millions, Stavisky, des picaillons piqué sur: C'est nous, les gars de la marine.

Là où nous râlions, c'est en classe: on y allait très rarement. Une vraie conne qui, nous méprisant du haut de sa bêtise, lisait des romans et nous laissait une heure sans nous dire un mot: On passait l'heure à dessiner. J'espère qu'en Enfer, elle s'emmerde tant et plus. Une fois par semaine, bain, en grandes baignoires. Si on nous avait couchés moins tôt, car à 6 heures du soir en juin, il fait grand jour, on aurait été très bien, surtout si on avait pu sortir de temps à autre. Je me demande à présent si les alors récents reportages d'Alexis Danan à Belle-Ile, Mettray, Indret et autres bagnes d'enfants n'y étaient pas pour quelque chose ? Merci, Paris-Soir. On avait de bons potes, surtout "Salle Hautefeuille" baptisé ainsi car c'est là qu'il était né, à l'hosto. On organisait des jeux. André s'étant découvert une vocation de metteur en scène, montait des mini-spectacles qui amusaient même les moniteurs.

Pourtant, parmi tous ces enfants, beaucoup allaient être "placés", c'est à dire offerts comme esclaves à des familles de paysans qui les exploiteraient et les battraient. D'autres étaient destinés à Mettray, l'anti-chambre des Bat' d'Af, ou, pire encore, à Belle-Ile, autre bagne d'enfants, célèbre pour ses "chasses à l'enfant" (avec primes) lorsqu'un de ces malheureux tentait de retourner en pays civilisé à la nage. Je vous donne ma parole: Jamais, en six semaines, je n'ai assisté à disputes, bagarres, corrections quelconques, alors que les cours de récré que j'ai subies, bourgeoises ou prolétaires, ne se passaient jamais sans cris, coups et crocs-en-jambe vachards. Pourtant, l'on n'était guère surveillés, et beaucoup d'enfants avaient été jetés là par des parents cruels pour aller en maison de correction. Je n'ai pas d'explication. J'ai bien une vague idée sur la question, mais on me rirait au nez. J'ai pourtant un témoin de ma véracité.

Papa vint une fois au parloir, nous porta un livre Au rendez-vous des enfants, (qui nous barba, car c'était l'histoire éculée d'une séduction bourgeoise. Le titre l'avait trahi.) Gêné, il nous annonça à mots couverts qu'on allait avoir un petit chien. On ne comprit pas pourquoi tant de circonlocutions pour un tel truc. Puis il lâcha: "Vous avez un petit frère". Même aujourd'hui, je m'interroge sur cette gêne et ces scrupules. Economiques ?

Pour le 14 juillet, André avait préparé un spectacle qui promettait gloire et succès, les moniteurs fournissaient même les déguisements. Et vlan ! V'là l'paternel qui radine pour nous reprendre. On râlait tant qu'on pouvait, rien n'y fit, fallut abandonner les potes. On n'était pas si fâchés de rendre nos tabliers noirs aux infirmières, dont nous ignorions même le nom, et que je remercie ici au nom de tous les pauvres petits piafs qu'elles ont abrité, quoique le soir, on avait tout de même le cafard dans nos lits en entendant les bruits de la rue. Parfois des cris: il y eut beaucoup de manifs en cet été 34. Nous qui passions bien plus de temps dans la rue qu'à table, nous aurions, malgré notre bon appétit, troqué tous les ragoûts et tous les gras-doubles et tous les bains chauds pour dix minutes de promenade. On fut exaucés, et comment, car de retour rue Richer, électricité et gaz étaient coupés.

Je compris subitement pourquoi Papa m'avait regardé avec tant de chagrin lorsque deux Messieurs étant venus, deux mois plus tôt, demander ses livres comptables et qu'il leur avait répondu qu'on avait dû les lui voler, j'avais crié: "Mais, si, je sais où ils sont, je les ai vus il n'y a pas longtemps". Aussi, c'est bien sa faute, il ne nous disait jamais rien, s'il nous avait fait confiance, on aurait été moins idiots.

 

Papa se procura un morceau de boudin et du pain.

Pour les faire cuire, il ne trouva qu'un peu d'alcool à brûler. Mais pas de réchaud. Il eut alors l'idée de verser l'alcool dans une assiette en alu, qu'il inclina, plaçant le boudin en haut. Mais le boudin roula. Après cuisson, le goût résultant est facile à deviner. On dîna de pain sec.

Petit à petit, tout parvint à s'arranger, la vie reprit. Maman débarqua toute amaigrie un matin, un bébé minuscule et fripé dans les bras, il était pas jo-jo, et en plus "ils" l'avaient appelé Isaac, avec l'anti-judaïsme florissant, on trouvait ça pas malin. Comme si changer de prénom aurait pu nous garantir. Pauvres couillons qu'on était. Du coup, à nous la vaisselle et les courses. En plus, fallait laver couches et langes, et ça crie, et ça chie, un bébé. On l'aimait bien. On écoutait, ravis, Maman lui chanter de si jolies berceuses en yiddish, en regrettant de n'avoir pas voulu apprendre cette langue "barbare", sans doute née en même temps que le français, à l'époque de Charlemagne (mais personne ne lira sans doute jamais l'étude que j'en ai faite: amateur, donc nul)*

*ouvrage sur ce site web

On est bête quand on est petit, car le malheureux mameloshn (langue de maman) exterminé par le Führer comme par le Staline, proscrit en Israël, banni par la mode en France et aux USA, cette langue riche qui engendra de grands écrivains et poètes, un folklore, des chants et un humour d'une qualité rare est devenue une langue assassinée. Comme l'occitan, le picard et le breton. Prétexte: "germanique". Or c'est aussi faux que dire: "I will of the soup at the cabbages well hot" ou "le goal shoote et dribble" est de l'anglais. Le yiddish, avec des mots allemands, hébreux et slaves, a une grammaire à peine plus "germanique" que l'anglais, moins que le flamand..

Je crois descendre des Radhanites, marchands d'esclaves de la route de la Soie, qui allaient d'Irlande au Japon, et suivirent les Hongrois vers l'an 900, lorsque les Vikings Varègues détruisirent l'empire Khazar. Après dix ans de recherche, j'ai découvert une véritable épopée à laquelle sont associés Nabatéens, Araméens, Palmyréniens, Galates et Scythes, faisant régner paix et prospérité pour le plus grand profit commun, jusqu'à ce que Romains, Byzantins, Francs, Vikings et autres "civilisés" ne plongent le monde dans la misère et la guerre. Le plus rigolo: Parmi les ancêtres du peuple ashkénaze (arménien en hébreu) certains vinrent d'Arie, ou même d'Arménie (Armina, pays des Aryens qui s'y installèrent juste lorsque les Assyriens détruisirent Ourartou et Israël.) Donc aucun Européen n'a le droit de se prétendre descendant d'Aryens, sauf les Gitans, les Arméniens et des Juifs. Vlan ! 

Je suis prêt à le démontrer*, textes à l'appui, mais n'en suis pas plus fier pour ça. Des millions de Tziganes et de Juifs gazés pour ces théories nulles et fausses, ça fait froid dans le dos.

*lire ce site web

A peine sortis de notre bagne 3 étoiles, nous partîmes en vacances chez Rotschild. Un beau château dans un immense parc, à côté de la plus grande grange-aux-dîmes de France, vous savez bien, là ousque les curés mettaient le dixième des récoltes extorquées aux manants. A deux cents mètres des restes de l'abbaye (fallait dire "abéhi") cistercienne de Maubuisson lès Pontoise, où se déroulèrent des épisodes peu reluisants de l'histoire des Capétiens, avec la malheureuse Marguerite de Bourgogne, de la Tour de Nesle et autres lieux, comme héroïne principale. St-Louis, son fondateur, a persécuté Cathares et Juifs, mais je prie pour que voussures, meneaux, nervures et chapiteaux ne soient pas rongés par notre doulce-France-des- pollutions.

C'était une colonie de vacances pour Juifs fauchés, à moniteurs sionistes, à Saint-Ouen-l'Aumône, petit village d'Ile-de-France. Depuis, "urbanisé", avec autoroute, tours HLM, ZIs, dépôts d'ordures, bruits, diesel, béton . . . Adieu, petites fermes grises avec charmilles, treilles et rosiers grimpants, adieu mélancoliques troupeaux de vaches retournant à l'étable, leur éternel chewing-gum en bouche. Mais presque tous les ans, à présent, des inondations.

On dut apprendre les prières d'avant le repas, "Boroukh ato adonoy éloheynou melekh oolom, amotsi lekhem min oorets" Béni sois-tu, Eternel notre dieu qui fait sortir le pain de la terre. (Un hébraïsant verdirait de rage en lisant ça, car nous Ashkénazes, comme les Judéo-persans et les Yéménites, prononçons comme sur la fameuse route de la Soie, certains signes "o" au lieu de "a": Nos frères "Sépharades" (Juifs d'Espagne) disent: "Barukh ata adonay.." c'est la prononciation officielle en Israël. La nôtre, la galiléenne, est proscrite !) J'ai oublié celles d'avant le coucher et du vendredi soir, erev shabès, les filles tête nue, les garçons en béret, calotte, ou à défaut, un mouchoir sur le crâne.

Ce qui nous choquait dans ces ruines ogivales vibrant aux si belles liturgies hébraïques que nous découvrions, je ne le compris que longtemps après: Le "grand saint-Louis", noble et bon roi, vola et tua Juifs et Cathares.

On s'en moquait pas mal, on s'était fait copains et copines (c'était mixte) dont le seul goy, Clavel. On avait dégotté un immense sapin (je l'ai revu en 74, fort malade), qu'on escaladait jusqu'à une fourche à deux ou trois étages du sol, où nous passions des heures à discuter et nous conter des tas de choses dont je n'ai plus le moindre souvenir. Les monitrices nous apprenaient des chansons sionistes en hébreu, qu'elles ne traduisaient pas. Certaines étaient nunuches, d'autres de pure beauté. On chantait aussi beaucoup en français, Sambre-et-Meuse accompagnait nos défilés. Dans de petites fêtes, garçons et filles jouaient des saynètes, dansaient ou chantaient en allemand, français ou hébreu, jamais en yiddish, sauf une: ven di rabi est… (Quand le rabbi mange..) Le Vendredi soir, un jeune rabbin à la voix d'or chantait le "lekho dodi", ce poème écrit en Espagne arabe, avant Saint-Louis, par Juda Halévi. J'aurais dû depuis longtemps noter toutes ces mélodies et les paroles dont je me souviens, car beaucoup ont sans doute disparu dans les fumées d'Auschwitz, Maydanek ou Treblinka avec leurs auteurs ou interprètes.

note du webmaster: pas tout !

cliquez sur http://www.dailymotion.com/hebreu/1 pour écouter quelques air inédits (passer les introductions)

C'est à Maubuisson que j'ai entendu le menuet du Don Juan de Mozart, qui me faisait rêver de belles marquises et de tricornes dans un paysage de Watteau. A ce propos, je crois avoir vu pas mal de coins à deux ou trois mille kilomètres à la ronde, souvent avant que tourisme, surpeuplement et industrie ne défigurent la planète. Alpes ou plages, gorges ou forêts, déserts et villes, j'y ai vécu. Sans parler de musées et monuments dont j'aurais du mal à faire une liste abrégée. J'ai pourtant l'impression qu'il y avait, aux portes de Paris, en cette Ile de France, fermes ou châteaux, parcs ou forêts, villages ou mails, parmi les plus doux et poétiques paysages du monde. Ça ne valait bien sûr pas le Niagara, Ploumanac'h ou le Kilimandjaro, mais ça tenait la route.

Et mon métier m'a forcé de voir ces paysages de fêtes galantes se transformer en hideux et cauchemardesques agglomérats. Le pire étant que parfois, pris un à un, il y a de très belles architectures, mais en une juxtaposition, un bric-à-brac incohérent. Pas étonnant qu'il faille partir toujours plus loin, à Bali ou Bora-Bora* après avoir tout salopé.

*trops tard

Je n'insiste pas, car quand j'y pense, il semblerait que la disparition des 3/4 de l'humanité pourrait rétablir un équilibre. Il y a, bien sûr, une solution simple: rétablir la monarchie féodale, avec gibets et piloris. Mais qui l'oserait ? Surtout comment trouver un nouveau Louis VI le Gros ?

Non, comme ces deux solutions seraient rejetées à l'unanimité, ne reste que la castration de tous les mâles au-dessous de 70 berges. Réflexion faite, attendons un peu.

 

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