8 - le temps des lâches

Ne parlons pas des chiottes, les WC d'hier: A la ferme, une baraque au fond du jardin, une planche percée, un couvercle mal ajusté. En ville, chasses d'eau, pas au centre de Toulouse, où des camions-citernes allaient vider les fosses d'aisance. On ricanait de ces arriérés dont les "petis coins" étaient pourtant mille fois plus "écolos" que le gaspillage polluant actuel. Rudes soins médicaux, pus, sanies: mieux valait éviter l'hôpital.

Enfants qui, par milliers, me lisez, on ne vous envoie plus, du 6ème sans ascenseur, chercher des seaux de charbon lourd et sale à la cave, votre maman ne va plus rincer le linge à la rivière ou au lavoir. La mienne utilisait une lessiveuse de 30 litres qu'il fallait hisser sur le réchaud à gaz et faire longuement bouillir. Combien de femmes voudraient revenir aux si pittoresques et pesants fers à repasser ?

En ces heureux temps-là, la vie était agréable, pour les mecs. Les bistrots en étaient pleins, où les petits blancs succédaient aux petits rouges. C'est vrai qu'ils bossaient en usine, leurs femmes aussi. Se tapant en plus marché, bouffe, ménage, s'occupant des gniards, jouant les hétaïres la nuit venue, avec la trouille de se retrouver en cloque après chaque coït. Scènes de ménage et baffes. Elles chantaient avec conviction: C'est mon homme, il a plein de défauts, mais j'l'ai dans la peau ! et plaignaient les malheureuses femmes seules, qui les enviaient. En somme, boniches, geishas, cuisinières et gagneuses de fric sous le même soutien-gorge, trompant leur Jules de temps à autre, trouvant ça tout naturel et se disant heureuses, en plus. Voui, mesdames.

 Pétain ambassadeur en Espagne et Franco

expo 37

L'Espagne égorgée, communistes, Juifs, démocrates, persécutés, trotskystes assassinés, Ethiopie et Albanie sous la botte. Chez nous, javas et tangos dans les bals de faubourg, vélos et tandems sur les routes des vacances ! On avait beau se forcer, penser à la chasse aux Juifs et communistes en Allemagne, à la veulerie des démocraties, aux bateaux pourris chargés d'errants refoulés partout, à la lâcheté des gouvernements, au Pacelli, ce pape plus nazi que chrétien, on avait d'autres préoccupations: La puberté, dont personne ne nous avait parlé, qui tordait nos visages enfantins, muait nos voix, troublait nos nuits. Une bête féroce et obscène, imprévisible, incrustée en nos corps. Il fallait vivre avec, ni la famille, ni l'école n'avaient l'air de s'en rendre compte.

la garde d'honneur maure pour le convois de Pétain à Burgos 

En plus, il y avait l'Expo. Ah, l'Expo... De longs mois durant, les berges de la Seine furent encombrées d'étranges charpentes où nous organisions de vraies explorations. On cavalait, dans la nuit tombante, à trois ou quatre mètres du sol, sur des "fers à H", les poutrelles du pavillon d'Italie. Sans garde-fous, bien sûr. L'expo "payante" on y est allés deux ou trois fois, mais des dizaines de fois avant qu'elle soit ouverte. C'était bien mieux "en vrai". Les blocs de sel gemme polonais, le violon en plexiglas allemand, les marquetteries du pavillon du bois, le mercure coulant en fontaine du pavillon espagnol, où on jetait des pièces pour les voir flotter et aider la Republica. Juste à côté, le Guernica de Picasso, prouvant que la peinture moderne n'était pas un canular pour snobs. Plus que tout, le Palais de la Découverte, les sphères électro-statiques, les ondes Martenot, l'Astronomie, la Biologie: Là, nous étions chez nous. Tous nos rêves. L'avenir. J'admirais les pures architectures du Musée d'art moderne et du palais de Chaillot, en regrettant les boursouflures ridicules du Trocadéro: aimer le poisson n'interdit pas les gâteaux. Les architectures désuètes du Grand et du Petit Palais n'empêchent pas d'admirer les lignes dépouillées des nouvelles constructions. Sans nous douter qu'un jour, nous les trouverions glacées, préférant les pâtisseries du Rococo et les nouilles de 1900. Ainsi va la mode.

expo

Mr Hirsch, le prof, nous emmenait au Louvre admirer et comprendre la peinture. Mais c'est tout seuls que nous découvrîmes Dufy, Vlaminck, Modigliani, Braque, Rousseau.. Ils étaient si peu prisés alors, que j'ai visité - tout seul - en 38, une exposition de Giacometti dans un vague rez-de-chaussée du Petit-Palais. Une fois morts, ils devinrent très populaires. J'en viens à trouver, à présent, des manques même à Cézanne et Matisse, jadis mes dieux. Par contre, je n'ai jamais pu piffer Léger, je le trouvais nul, lourd et sentimental, peignant "selon concepts" et admirais Dali pour son humour. Van Dongen et Domergue m'écœuraient: chiqué. Matisse qui me semblait si pur, je le trouve à présent pauvre, mièvre et plat, alors qu'il ouvrit des chemins nouveaux. A 13 ans, on se trompe souvent et beaucoup. Et on change, suivant les modes. Pourtant je ne suis pas devenu barbouilleur.

Tiens, un alexandrin !

Sur l'eau calme du lac, où le ciel se reflète,

Les cygnes nonchalants glissent avec lenteur

Le soleil finissant disparaît sur la crête

Des arbres dont septembre a changé la couleur

La vivante forêt que chaque automne dore

Frange le ciel d'un bleu lumineux et changeant.

A travers les rameaux, le soleil brille encore

Et lentement descend dans ce décor mouvant.

La face du soleil disparut de la terre

Et ce fut l'heure calme où la lumière fuit,

Où reposent les bois, où la bête se terre,

Où dans le ciel obscur monte Vénus qui luit.

La lune ronde et triste éclairait faiblement

Les peupliers géants balancés par la brise

Et le vent pour les flots murmurait doucement

Sa complainte éternelle au-dessus de l'eau grise.

 Vous venez de lire mon premier "grand" poème, inspiré par le lac Saint-James du bois de Boulogne, après avoir livré un manteau d'astrakan à Neuilly, à la princesse Narishkine, (de la famille du tzar). Mon livre de versification de la distribution des prix, je m'y étais attelé, éclairé des conseils de "ma" comtesse de Neuville, encouragé par les copains qui me prenaient pour un nouveau Vigny, ou à tout le moins Lamartine. Pas peu fier de moi, prêt à égaler ce tissu de lieux communs aux immortels chefs d'œuvre ingurgités à doses massives. En période de persécutions, il est périlleux de se sentir supérieur à la "plèbe", surtout à tort, car elle vaut souvent mieux que vous. Mais j'aimais la France, celle de Villon, La Fontaine et Rabelais, m'en croyais plus proche que certains qui en avaient plein la bouche..

A cette époque, le frangin se mit à siffloter du Schumann, du Weber, du Mendelssohn. Où pêchait-il tout ça, je l'ignore: nous avions peu de disques, pas de radio. Il me paraissait doué d'une bonne mémoire musicale et de beaucoup de chance, car moi, ce que j'entendais à la radio: Tino Rossi, à l'apogée de sa gloire, ou, pire, le sinistre Boléro de Ravel. Sinistre ? Alors vous n'avez pas vécu cette époque là, en France. Je m'empresse d'affirmer haut et fort mon admiration et mon respect pour le grand Ravel, qui venait de mourir après quatre ans de souffrances. Il n'est pas en cause, on ne l'entend pas assez.. La TSF se répandait. En cette période héroïque, je me figurais les studios peuplés de Messieurs en faux-cols cellulo, gants crispin et chapeaux melon, éliminant sans pitié tout ce qui pouvait ressembler, de près ou de loin, à talent, fantaisie ou invention. Comme on avait dû leur reprocher en haut-lieu de ne passer que de la musique allemande, ne pouvant savourer leur Wagner, ils s'arrangeaient pour ne passer que cet unique morceau. Pas la Pavane pour une infante défunte, ni le Kolnidré. Rien que ce sempiternel Boléro, infligé avec une telle insistance qu'on aurait pu les croire intéressés aux droits d'auteur.

Mon copain Léon Max, le Turc juif hispano-grec d'Avignon me confia, un jour: "A coup sûr, si les Allemands envahissent la France, ils auront un prétexte tout trouvé. Ce sera pour couper l'antenne de Radio-Paris et faire taire cette lancinante rengaine: do, dooo, sidorédosilado, dodododo, tagada tsoin-tsoin, tagada..." Je supplie Ravel de me pardonner, mais trop, ça reste trop. Est-ce cette agression permanente qui donna au Führer l'idée d'employer la radio comme il le fit avant et pendant la guerre ? En ce cas, ce n'était qu'un prêté pour un rendu. C'est peut-être ça qui lui suggéra d'inviter en Bochie un max de profs de musique. Ces types-là qui bavaient d'extase aux seuls noms de Bach, Wagner ou Beethoven ne pouvaient qu'être germanophiles. Prétexte culturel tout trouvé. Ainsi, Liszt, Mozart, Haydn, etc. (pas Mendelssohn) recrutèrent pour la Ve colonne, avec succès, si j'en crois les rumeurs qui coururent à l'époque de la grande déculottée. En 38, 39 et 40, nos profs nous initiaient plus à Schubert ou Brahms qu'à Lalo, Gounod, Berlioz ou Debussy.

On nous apprit, en pleine "drôle de guerre", février 40, le Deutschland über alles ce qui était tout de même prématuré. Il s'appelait alors, avec paroles aseptisées, Hymne au soleil, avait la couleur du Canada dry, l'odeur du Canada dry, mais c'était du gut pon fieux allemand zaloperie. Personne, sauf moi, ne le reconnut, j'y vis une preuve de largeur d'esprit.

N'anticipons pas et revenons à cette époque insouciante que résume si bien Tout va très bien, Madame la Marquise, le grand succès de l'époque. Prémonitoire, non ?

C'est en 36, juste après le 14 juillet, à Louveciennes, dans un château Rotschild qui fut de la Dubarry (sans doute celui dépecé par la mafia japonaise en 95), que nous apprîmes l'insurrection en Espagne des généraux Mola, Sanjurjo et Queipo de Llano.

Le mois suivant, nous faisions nos débuts de celtisants et voyions la mer pour la première fois, je l'ai déjà raconté. En 37, re-Maubuisson. En 38, avec le cousin Maurice, celui qui nous avait appris à courir sur les poutrelles de l'expo 37, nous voilà en vacances à la frontière suisse. St-Cergues les Voirons.

Re-coïncidence extraordinaire, le Moulin des Marais, la ferme du père Bayette, près de Moniaz, dans la "Zône", était mitoyenne de la maison du "Singe", le contrebandier dont la camionnette laissa tomber une mitraillette italienne Beretta (très supérieure aux quelques rares mitraillettes françaises) et permit de découvrir la Cagoule, d'après les gens du coin. Peut-être ignorez-vous ce qu'est la Zône, un des secrets les mieux gardés de France ? Ça n'a plus grande importance aujourd'hui, mais ce fut un "bon filon" plusieurs siècles, car Louis XIV (je crois) avait signé un traité avec le canton de Genève, exonérant le secteur de droits de douane. Voilà. J'y ai trouvé du vin autrichien et du beurre finnois alors que le reste du pays devait se contenter de picrate algérien et de beurre néo-zélandais. Moitié plus cher, moitié moins bon. Mais rassurez-vous, tout le coin est déjà ravagé par la route rapide, on envisage une autoroute très chère, sur pilotis qui fera de ce secteur un paysage de rêve. Le rêve de s'en carapater. Il faut reconnaître qu'entre montagne et frontière, un étroit couloir où coule déjà le Foron, où passent voie ferrée et route nationale est l'unique liaison entre la France à l'ouest d'Annemasse et la région de Thonon. La seule solution logique, outre le tunnel, serait de tout mettre sur navettes par voie ferrée, comme l'Eurotunnel.

 Revenons à notre Zône. Le père Bayette, moustachu et bibliophile, notre "logeur", comptait le soir ses francs suisses, payés par "la fruitière" qui faisait du gruyère avec son lait, et suivait les cours du change.

On était 4 parigots, dont 3 cousins; avec la fille du fermier, on allait à Bons, Moniaz, Saint-Cergues, petite capitale animée et proprette, avec libraires, marchands de glaces, tout ce qu'il faut, quoi (N'y allez pas, y a pus ren) On grimpait à la tour de Langin et au Signal, notre Mont-Blanc, en plus petit, mais couvert de framboises, lui. La légende disait qu'un couple de pique-niqueurs genevois, vers 1936, avait enterré là ses déchets avec soin. Qui aidèrent les natifs pendant les années noires et firent leur richesse vers 1946: Le canton partait tous les ans ramasser des tonnes de fruits, vendus frais, en gelée ou en confiture. On en fit même une liqueur très appréciée à Genève, le débouché naturel. Un sous-bois framboisier !

Non loin de la voie ferrée, le ru du Foron. Son eau était si calcaire qu'il avait déposé une grande plaque jaunâtre. A grand-peine nous y creusâmes une "piscine", en plusieurs jours d'efforts collectifs. Dans mon enthousiasme, je m'y lançai avec grâce pour me relever vite, écorché et assommé: la longueur était aussi insuffisante que la profondeur et la finition, l'eau glaciale. On s'en accommoda et on s'y est bien amusés malgré tout. J'ai voulu la revoir en 45, lorsque j'amenai Jacquot chez les Bayette. Elle avait rétréci, s'était muée en frayère et pullulait d'écrevisses. (En 94, rien pu voir, c'est la voie rapide) En 42 ou 43, bien des gens auraient souhaité vivre dans le coin, mais de l'autre côté de notre ferme, dont l'entrée était en France et le verger en Suisse, ou peu s'en faut. Ni famine, ni Gestapo, quels rêves ! (on ne savait pas alors que la Suisse tournait à tout berzingue pour le Reich, qui payait les superbes canons Örlikon avec l'or volé aux Juifs) Tout ça pour dire que cette Zône était très pratique pour la contrebande, puisqu'il n'y avait pas de douanes à la frontière, et des contrôles sporadiques aux limites.

Paris ne fut jamais si beau qu'en cet automne 38, à condition d'omettre les gros titres de l'Intran ou de Paris-soir: Anschluss, Guernica, Sudètes, Teruel, Barcelone, Buchenwald, Shanghaï, Albanie.

"Quel sympa cet Hitler !"

Chamberlain, 1er ministre travailliste britannique, s'agenouille devant Hitler et le laisse conquerir de nouveau territoires et de nouvelles ressources qui mettrons le monde à feux et à sang quelques années plus tard.

Daladier 1er ministre français est obligé de le suivre.   

En septembre, André et moi fûmes sidérés (et le restons). Avec notre logique bête, on s'était dit que la honteuse capitulation de Daladier et Chamberlain, à Munich, c'était la guerre à coup sûr pour bientôt. Lorsqu'on vit l'accueil délirant de la foule au Bourget, on s'est demandés si les zozos c'était nous ou les 100 000 abrutis qui croyaient avoir acheté leur paix au prix de la honte. Peut-être 90 % approuvaient le coup de pied de Hitler aux culs offerts avec déférence. Il a dû croire que le monde allait lui tomber dans la main comme une pêche mûre. Dans la cour de récré du 35, rue Milton, nous nous demandions si notre glorieuse armée possédait autre chose que des bandes molletières. Je croyais à des armes secrètes.

Hélas, si secrètes qu'on ne les vit jamais.

Puis, il y eut "l'accueil" des réfugiés anti-nazis ou espagnols, désarmés, internés, affamés, insultés dans des camps pouilleux qui sont notre honte éternelle: Gurs, le Vernet, Saint Cyprien, Rivesaltes, Les Milles, tant d'autres où croupirent et moururent en masse ceux qui auraient pu nous donner des leçons de guerre moderne et de courage. On y crevait de faim, de froid et de chiasse, gardes-mobiles et gendarmes achetaient les filles avec le pain volé aux rations officielles. Aucun, à ma connaissance n'a jamais été inquiété par la suite, tous sont morts avec une bonne retraite, des décorations y compris la médaille de la Résistance. Touristes qui venez y bronzer vos culs blancs, amusez-vous bien. Nul n'en parle, de ces taches de merde sur le drapeau. Jamais. Je ne les oublie pas. Il y en a bien d'autres: Poulo-Condor, Sétif, Biribi, Bou-Arfa, Cayenne, Belle-Ile, alliances trahies. Rien à faire, ça ne s'efface toujours pas. Inassimilable, quoi ! Même les Boches trouvaient nos camps trop cruels !

 Nous n'étions pas des génies dans un monde d'arriérés et nous sommes trompés sur bien d'autres points. Là, il se trouve que les conversations avec Melgar, les discussions avec les communistes de la cour de récré, notre condition d'immigrés, nos contacts avec la Phrance haineuse des bureaux, plus notre boulimie à lire tout ce qui passait à notre portée, y compris les torchons de droite, nous montraient bien que Staline et Hitler étaient deux dictateurs, l'un réactionnaire déclaré, l'autre, que nous croyions contraint à cette saleté. Mais que les "démocraties" les avaient bien aidés.

Dans les Sudètes, Hitler trouva les plans de la ligne Maginot, récupéra armes et chars qui lui manquaient tant, qui auraient pu lui résister au moins 3 mois. Comme la guerre d'Espagne avait vidé ses arsenaux et ses coffres, tout pouvait basculer, si on avait soutenu notre seul allié d'Europe centrale.....

on laisse l'allemagne s'emparer de la tchécoslovaquie : sa capacité de production de canon double !!!

canons Skoda

Derrière la ligne Maginot, on chantait Ça vaut mieux Que d'attraper la scarlatine ou Faisons notre bonheur nous-mêmes, cela ne regarde que nous. Tout un programme. N'empêche, cette foule de cons au Bourget, accueillant Daladier stupéfait comme un sauveur ! Atterrés. Un cauchemar. De savants sociologues, analysant les millions de bouilles sur les photos de défilés, prétendent que les zozos du 6 février 34, les contre-., du 12, ceux de 36 pour le Front Popu, de 38 au Bourget, de 41 pour Pétain et de 44 pour de Gaulle, comme ceux de mai 68 étaient en vérité les mêmes figurants, marionnettes télécommandées, zombies d'un immense canular galactique. Toi, fier lecteur qui crois dur comme fer à la démocratie et au suffrage universel, t'as pas un peu les jetons en songeant que ton destin dépend des lubies de midinettes (des deux sexes) séduites par un candidat au sourire enjôleur, croyant à horoscopes, mages, politiciens véreux ou homéopathes et qui claquent le fric du ménage au loto ou au tiercé ?

Si des cons votent démocratiquement pour un néo-Hitler, t'acceptes ? Ma grand'mère, Dieu ait son âme, ne parlait qu'yiddish, et j'y comprenais rien., mais elle avait un mot superbe pour parler de nos dirigeants: mishticrates (misht: ordure, fumier) Elle avait, hélas, raison pour nombre de ses contemporains: Ceux qui n'étaient pas corrompus furent souvent manipulés ou incompétents.

Autant l'avouer, j'ai du mal à terminer ces derniers jours de paix en France, car si la politique nous empoisonnait, les émois de la puberté nous faisaient comprendre Corneille: Et le désir s'accroît quand l'effet se (les fesses) recule ou Racine, C'est Vénus tout entière à sa proie attachée, j'avais pas bien pigé quelques mois plus tôt. Je commençais à comprendre que c'était ça, l'humaine condition, ce sexe qui nous pliait à ses exigences et nous faisait commettre horreurs, péchés, insanités sans qu'on puisse résister. Ah, qu'il est facile de moraliser quand la testostérone n'est pas encore là ! Vous vous rappelez, ce jeune homme en feutre mou, qui, un soir d'hiver, alors que je regardais les "Illustration" dans leur vitrine, rue Saint Georges, m'avait exhibé un gros gland violacé ? Eh bien, j'avais la même "maladie", à mon tour.

A propos de l'Illustration, revue de la droite bien-pensante, elle publia vers ce temps-là une photo de notre ambassadeur auprès de Franco. (Car la République mit un ambassadeur chez un général rebelle, notre vieille connaissance, le maréchal Pétain).

La photo m'a plus choqué que "mon" exhibitionniste: Une joyeuse tablée, avec des convives dont l'un était Göring, affalé sur son fauteuil. Son voisin, mégot au bec et euphorique, Pétain, qui sur une autre photo, à Burgos, faisait le salut nazi.

Pétain ambassadeur en Espagne et Franco

Ayant lu des extraits de "mein Kampf" où la France n'était guère flattée, voir le grand chef de la Défense Nationale copain comme cochon avec le gangster d'outre-Rhin donnait un malaise.

version de Mein Kampf la plus répdandue en 2007 : en arabe

 Pourtant, personne ne moufta. Est-ce moi qui invente ? Un mirage ?

André s'était payé, de ses rares deniers Les atomes de Jean Perrin, futur chef du CEA, et Vie et transmutation des atomes de Jacques Thibaut. Malgré notre intérêt, nous avions du mal à suivre les savants exposés non prévus pour de tels ignares lecteurs. Je me souviens pourtant des "chambres de Wilson", aquariums emplis de vapeur d'eau saturée. Lors d'une émission radioactive, le moindre proton ou neutron en mouvement laissait derrière lui une traînée de mini-gouttelettes qui permettait de diagnostiquer tous les événements survenus à cette infime particule. Après Tshernobyl, je me suis demandé combien de tonnes de ces mini-particules dont chacune pouvait ioniser tant de gouttelettes ont été projetées dans notre pauvre atmosphère et quels ravages ont-elles pu y faire ? Nous étions convaincus, alors, qu'un jour proche, l'atome serait une source illimitée de puissance et d'énergie. Peut-être, prévoyait André, pourra-t'on trouver des radio-éléments aux périodes si courtes qu'ils fourniront un explosif d'une puissance terrifiante.

Fumées, rêvasseries de gosses trop grand lecteurs d'histoires fantastiques, aussi invraisemblables que fusées pour Mars et autres fariboles. Aucun savant sérieux ne s'occupait de ces chimères. La betterave, les colorants, voilà qui nourrit son chimiste. Pas le radium. André, avec le radium, voulait séparer l'hydrogène de l'eau, réalisant le moteur à eau dont tous rêvaient. Billevesées.

Il y avait, rue Fontaine, un petit cinéma où je vis un film inspiré de HG Wells, "La guerre des mondes". On y voyait des bombardiers géants d'au moins trente mètres d'envergure semer ruines et mort jusqu'à extinction de la civilisation. Qui aurait cru à ces élucubratîons, dans le Paris de 1938 ? Peut-être quelques rares Madrilènes ou Guernicois..

L'un de nos premiers émois artistiques: Un soir, on décide d'aller à pied au bois de Meudon. Nous partons de bon matin de notre Pigalle. Vers midi, au lieu des grands prés de nos souvenirs, une rue de villas "Sam' Suffy" qu'on descendit sous des flots de Tino Rossi, chaque maison reprenant la romance là où l'autre cessait d'être audible. Ça nous gâcha ce pauvre morceau de bois de Meudon que nous avions connu 7 ans plus tôt campagnard et bucolique. Même chantées faux, les chansons russes ou yiddish que Papa fredonnait en coupant loutres et murmels me plaisaient plus que ces siropades. Par contre, j'ai entendu des voceri corses à se mettre à genoux. Mais pas au bois de Meudon. En Corse.

 

Au retour de cette expédition ratée, une vitrine, avenue de Versailles, présentait un petit tableau. Mais quelle puissance ! Trop même, car cette maison dans la tempête de Vlaminck montrait plutôt une tornade. Autre chose que les ternes guimauves des Hartistes Hofficiels (J'exceptais La Tour, Watteau et Delacroix). Ce Vlaminck, c'était kelk'un. Et komment ! kar il fut kollabo. Moi, j'admire l'œuvre. Le bonhomme, c'est une autre affaire. Ces fulgurances, ces tons sombres et violents, un infini maléfique dans un rectangle de 30 cm sur 40, peut-être moins !

André en 1939 à Toulouse

Un soir André me confia: "Je suis copain avec Saint-Exupéry". Il se fredonnait un air classique tout en lisant un bouquin d'aviation, remontant les Champs-Elysées, quand il se cogna contre l'écrivain-aviateur, qui offrit une limonade et discuta une bonne demi-heure avec ce futur collègue. Moi, lorsque je l'ai rencontré, non seulement je ne l'ai pas reconnu, mais il aurait pu me coller huit jours de taule. Je raconterai ça plus tard. André eut de la chance, car beaucoup de mes copains de classe avaient un autre genre de rencontres adultes.

Antoine de de Saint-Exupéry auteur du célèbre "Petit Prince" et du prophétique "Citadelle"

Une bonne part allait au Palais Berlitz, où il y avait des jeux et attractions variés, pour se faire payer le ciné par de vieux messieurs, je vous l'ai raconté. Quelques-uns allaient "voir les dames", du côté de Barbès ou Pigalle, mais faute d'argent, peu le pouvaient. Bien que l'une d'elles m'ait offert "Viens quand même, tu paieras plus tard" J'ai eu la trouille, elle me faisait plus pitié qu'envie.

Toujours activiste, André nous avait inscrit au club "Laurel et Hardy". Cotisation trop forte pour nos poches toujours vides. Plus tard, ce fut à des cours du soir de modelage et de dessin. Il m'inscrivit même au Stade Français: On allait, tous les Vendredi soir, avec Melgar, à la lointaine piscine des Amiraux, loin derrière la Butte: De la rue Pigalle, ça fait une sacrée trotte, mais en discutant, on ne s'en rendit jamais compte. On plongeait du grand plongeoir, faisait sauts périlleux en avant et en arrière, exercices d'apnée.

On appelait ça: la planche sur le ventre, les bras en croix sans respirer. Tandis que les "vrais" nageurs, accrochés à leur planchette en liège, battaient inlassablement des pieds pour d'innombrables allers et retour. Le battement de pieds du crawl, jamais je n'y parvins. Au fond, le vrai plaisir: ascension de la rue du Mont-Cenis, la place du Tertre où de vrais chansonniers chantaient de vraies chansons et de vrais peintres peignaient de vrais tableaux (à mon goût du moins).

Je ne me doutais pas, en traversant la rue Championnet, que 50 ans plus tard, je serais un vieux grand'père marié à la plus merveilleuse des femmes, à quelques mètres de là. Homo nunquam fatum nescit (on ne connaît jamais son destin, en latin de cuisine)

Nous eûmes tout de même un vrai club à nous. En 37, avec les copains du "Cours supérieur A" de la rue Blanche, on découvrit qu'on pouvait se faufiler dans le vaste "chantier" à l'angle des rues de Londres et d'Amsterdam, à deux pas de la gare Saint Lazare. Il y avait un grand terrain vague et 3 grands immeubles de 6 étages, inhabités, mais pas vides.

On débuta modestement en jouant dans les ruines. Avec les miroirs ronds que donnaient en prime les pharmaciens, et un tube de carton, on confectionna un périscope qui nous lassa au bout d'un quart d'heure; champ trop restreint. Ensuite, on grimpa le long des poutres étayant ces immeubles sans doute évacués pour cause de péril. Le jeudi suivant, on explora. Tous les appartements étaient fermés à clé, bien sûr, mais un immeuble en péril bouge, et certaines portes s'ouvraient aisément. Dans l'un, des bouquins en masse, surtout maths, assurances, traction vapeur, banque et autres gaudrioles du même tonneau. Un copain tenta d'en vendre au bouquiniste de la rue Lamartine. Sans succès.

A travers toutes nos vicissitudes, André, pourtant, en a toujours conservé un. Sa lumière me consola de tous les vers pompeux que je dus ingurgiter (pardon, Corneille, Boileau, Florian, Ronsard et Malherbe) C'était l'édition de 1842, un petit, mais épais in octavo, par le bibliophile Jacob: Gargantua et Pantagruel. Au début, j'y pigeais que dalle, c'était plus dur que la Chanson de Roland en vieux-français qu'on allait étudier l'an suivant. Et puis, au fil des pages, toute la truculence et la verve de Maistre Alcofribas Nasier, alias Rabelais. Quel régal ! Comme je plains ceux qui en sont privés !

Gargantua et Pantagruel

Autres passe-temps: On nous inscrivit un temps à un club "Rothschild", rue de la Durance, dans le 12e. Je l'aurais oublié sans cette grande discussion sur les rêves:

M. Samy raconta l'histoire bien connue de ce type qui rêve une foule d'aventures pendant la Révolution. Après bien des péripéties, condamné par le Tribunal Révolutionnaire, il monte sur l'échafaud et se réveille en sursaut juste au moment où s'abat le couperet, car un balai mal posé contre le mur venait de tomber sur son cou. Nous nous empressâmes de changer la fin en: "et le balai tomba sur lui, et il mourut de saisissement"

La séance suivante, André se leva et raconta un rêve si cocasse que toute la salle se moqua de lui: des soldats aux casques pas comme les boches, ni les français ou les anglais, montés sur d'énormes tanks, qui se battaient contre les Boches, place de la Concorde...C'était des Anglais ou des Américains, mais pas comme ceux qu'on connaissait. Tout le monde rigolait, moniteurs compris, de telles invraisemblances. Des Allemands se battant place de la Concorde contre des Américains ?

 

fin de 8 - le temps des lâches