16 - campagne en Campanie
Pourquoi nos visages gris de poussière ? Pour éviter de donner l'éveil, il fallait absolument que les Allemands, du haut de leurs observatoires des Monte Majo et Monte Faito ne voient qu'Anglais ou Américains. Car s'ils avaient vu des Français, ils auraient certainement modifié leur dispositif. Aussi, ce torrent de Bayard, le Garigliano (prononcez: Gariyano) ne voyait que des Américains le jour, nos camions ne venant que la nuit, car le Génie y construisait deux ponts (Tigre et Lion) sous la protection de fumigènes. C'était puéril, seuls, des états-majors débutants pouvaient avoir une telle naïveté: Radars comme espions permettaient aux Frisés de nous repérer sans difficultés, commentions-nous. Le 11 mai à 20 heures, les 499 canons français ouvrirent un feu roulant. Qui fut presque notre défaite, car les boches étaient prêts. Heureusement, à court de munitions, ils ne purent empêcher les goumiers, par des sentiers de chèvre, de s'emparer du Faito. La même erreur se répétera à l'île d'Elbe, on croit débarquer par surprise sans préparation d'artillerie, mais grâce aux radars, on nous en fout plein la gueule. Le 13 mai, on se décida à faire une sérieuse préparation d'artillerie et on put progresser. Nous, tringlots, ne pouvions évidemment quitter les routes. Souvenirs: on boit à un frais torrent, près de San Giorgio. Deux mètres en amont, trois cadavres de frisés marinaient dans l'ex-onde pure. Puis, la percée, traversées de villages en ruine, San Appollinare, Pontecorvo où les Allemands durent se replier car les crêtes étaient nôtres. On était loin de Virgile, ce Gaulois collabo, et de Tu, Tityre, sub tegmine fagi patulans (Toi, Tityre, vautré à l'ombre des hêtres) des Bucoliques. Cadavres puants et mouches. Enfin, le 26 mai, les GI progressant par la côte, à partir de Gaète et du tombeau du Virgile, parvinrent à dégager la poche d'Anzio, où les leurs étaient coincés sous les obus, faute d'avoir poussé leur offensive dès leur débarquement réussi. Kesselring avait manœuvré en expert, avec des anciens du front russe. Nous, Alliés, faisions l'apprentissage: erreurs de tirs, ordres et contre-ordres, manque de liaisons et de coordination, matériel radio inefficace, pas de mortiers, peu d'avions, aucun matériel adapté à la guerre en montagne. Ayant admiré les exploits des goumiers, les Ricains achetèrent tous les mulets d'Afrique, formant une "Royal Brel Force" qui leur fut très utile. C'est pourquoi, l'an suivant, dans les Alpes-Maritimes, entre Sospel et Vintimille, on reçut des mulets qui ne comprenaient que l'anglais: "Come on, baby. Stop. Quiet !" Et les premiers talkies-walkies, qui simplifieront bien les choses. Quant aux préparations d'artillerie avant toute attaque, elles seront si sérieuses qu'elles détruiront même des objectifs évacués. Ou nos propres soldats ! Après Frosinone, course poursuite, accrochages d'arrière-garde à Frascati et Tivoli. Quelques Français isolés entrèrent les premiers dans Rome, mais les premières unités furent US, suivies de près par les Marocains. Nous eûmes juste le droit de traverser la ville à la poursuite des Fridolins, semant la panique en faisant claquer nos pots d'échappement. On put entrevoir Saint-Pierre et le Colisée. L'agence de voyages fournissait matériel de camping, costumes peu variés, nourriture juste correcte mais monotone. Mais quel vice les poussait à ne nous faire visiter que des endroits malsains ? Notre entrée/sortie de Rome se fit le 6 juin 44, jour du débarquement en Normandie, qui nous ravit la vedette. Le cousin Maurice et le frangin André faisaient justement du tourisme casqué dans le coin. A coup sûr, c'est la présence simultanée de tous ces G....rg sur tous ces fronts qui explique la débâcle allemande. Un G, ça va, deux, bonjour les dégâts, dit le proverbe. On notera que, renouvelant l'erreur criminelle de Franchet d'Esperey organisant un défilé au lieu de talonner les Allemands après la Marne, le général US Clarke fit de même à Rome, permettant à Kesselring de tenir de longs mois vers Florence. Ces généraux, quels grands gosses ! Oublieux ou ignorants des leçons du passé. C'est ce même jour que mes copains m'incitèrent à fumer une Philip Morris pour fêter la victoire. En fait, deux sur trois sont morts ces cinq dernières années, leur tabac a dû y contribuer. J'ai mis 34 ans à m'en libérer. Bientôt mon tour. Je n'avais vraiment rien d'un héros. Après avoir failli deux fois tuer quelqu'un, je n'osais plus toucher un volant. Comme aide-conducteur je ne valais donc rien. Je voulus aller dans l'infanterie. Une nouvelle mésaventure à Viterbo me persuada de ma totale nullité: On stationnait dans un bosquet qui avait abrité des Allemands, dont 2 canons de 88 longs avaient été abandonnés, puis des Américains, laissant derrière eux conserves, cigarettes, même un fusil Garand en parfait état, ces fusils à répétition dont nous rêvions. Les jerricans d'essence étaient rassemblés dans une clairière. Un cri, je me retourne. Un bidon avait dû fuir, un mégot l'enflammer. Avant d'avoir eu le temps de commencer à réaliser la situation, une vingtaine de zigues surgis de tous côtés s'emparaient chacun d'un bidon, pfft, loin du foyer. Le dernier me fila sous le nez tandis qu'un autre pote piétinait les dernières flammèches... et mes dernières velléités de me croire supérieur à qui que ce soit, sauf en bêtise. Vers le 16 juin, nous dépassons Bolsena, ignorant que ce fut l'antique Volsinies étrusque, nous étions donc en Etrurie. Au pied de Radicofani, ordre de repli sur Naples. Deux divisions continuaient, prenant Sienne et Poggibonsi. Nous, retour près d'Albanova. Connaissez-vous Albanova ? Grosse bourgade à 15 ou 20 km au Nord Ouest de Naples. Rayée de la carte après la guerre: Trop d'assassinats. A présent, c'est Caserta. (En 2000, j'y suis repassé en autocar. L'épouvante: HLM, ordures, béton, tout est "banlieutisé". Quelques beaux bâtiments-vestiges, mais en ruines ! A regretter Mussolini !) Nous y sommes restés deux mois, dans un paysage que décrivait Pline l'Ancien: De grands peupliers portaient des vignes de l'un à l'autre, à très grande hauteur (5m). Les vendanges s'y faisaient vraiment sur de grandes, très grandes échelles doubles. Entre les arbres, on cultivait le blé, donc pain, vin et bois sur le même terrain. On attendait là d'embarquer pour la France. Le matin, un camion nous emmenait à Naples. On arpentait la via Roma, traînait dans les quartiers délabrés du Pausilippe où les femmes faisaient leur marché du 5e étage avec un panier au bout d'une longue ficelle. Des gamins nous hélaient, proposant "Eh, m'sio, ti vo la chaufferette française ?" En général, c'était leur propre sœur, qui faisait bouillir la marmite sous l'œil indifférent du reste de la famille attablée et de la Madonna. On disait qu'il y avait plus de vérolés que de blessés de guerre dans les hôpitaux. Par contre, les célèbres vaches et chèvres laitières (les unes au rez-de-chaussée, les autres grimpant aux étages) n'allaient plus, comme vers 1920, se faire traire à domicile. Le marché noir était si intense qu'on dit qu'un croiseur US, équipage, bâtiment et cargaison comprise, disparut corps et biens. Et des trains entiers, loco comprise. Quel plaisir, quel silence au Palazzo Reale, occupé par les Rosbifs, chacun mangeant en lisant son journal, même les mouches italiennes y volaient sans bourdonner. J'eus le plaisir de voir la Traviata au théâtre San Carlo, excursionner à Pompéi vide de touristes et à Capri, où il fallut débarquer clandestinement par la Grotte Bleue, car les Amerlos avaient annexé l'île pour leurs soldates. Un paradis mignon aux portes de l'enfer européen, (plus maintenant, c'est un souk à gogos) Notre copain Vincentelli était aux anges, u dialettu et il dialetto se ressemblaient, bien plus qu'à l'italien, mais toute l'armée parlait, lisait et chantait en italien. Catari, Catari; Mamma son tanto felice; Ay Mari, quanto sonno ho perso per ti sans oublier les fameux Funiculi, funicula et Cilibilibi. Il y eut même des plaisantins, debout à l'arrière des camions non bâchés, pour chanter l'hymne fasciste: Giovinezza en saluant à bras tendus. Dès qu'un visage s'éclairait, qu'un bras se tendait, des collègues en embuscade envoyaient un gros caillou dans la fiole du nostalgique. Comme, lorsqu'on les interrogeait, chaque Napolitain nous jurait qu'il était communista, prima di Mussolini, cattivo Mussolini, vigliacco (méchant, lâche), ce petit test innocent remettait les choses en place. On aurait dû le généraliser. Autre test. Montant la garde à Albanova, des fillettes faisaient la ronde à proximité, chantant sur l'air alors connu de Pistol packing mama: Sigarette papa, cioccolatte mama, fic e fic sorella, bella biscotta. Inglese, no good, American no fucking good, Francese very good, bella biscotta". Faut-il traduire ? La vérité sort de la bouche des enfants. Surtout que ceux-là ne se savaient pas écoutés. C'est vrai qu'on ne volait, ni ne trafiquait, enfin moins. Mais notre Nabouli à nous avait peu à voir avec canzonnette et opérettes, sauf la galleria Umberto, très 1880. Notre bande décida de se baigner au célèbre porto di Santa Lucia. La piscine marine regorgeait de couples vis-à-vis, debout dans l'eau jusqu'à la ceinture, entourés de capotes anglaises flottant sur les ondes jadis limpides. On renonça. On s'amusait du langage gestuel, très complet, vrai langage pour sourds-muets. La plaisanterie du Napolitain qui ne pouvait téléphoner car il n'avait pas les mains libres n'était pas exagérée. Koestler en a dit autant des Japonais. De temps à autre, on allait faire des transports, dont un convoi d'urgence de papier cul pour Bari, où nos marins en manquaient cruellement et où des bagarres sanglantes avaient éclaté entre matafs français et marins amerlos (Je ne crois pas qu'il y ait eu un rapport). Posté à un carrefour, un matin, pour guider un de nos convois. Un soldat rital de l'AMGOT (American Government for Occupied Territories) s'y trouve déjà, arrêtant les uns, laissant passer les autres, sans même y penser. Pour passer le temps, j'engage la causette. Au bout de cinq minutes, il me prie de le remplacer un instant pour une urgence. Je ne le revis jamais plus, mais quelle pagaille. Ça semblait pourtant si facile ! J'ignorais qu'il ne fallait pas couper les unités, que je ne savais pas identifier. Ce fut en peu de temps un inextricable embouteillage. Fuckin' French, bloody son of a bitch, je préfère ne pas traduire. Totalement démoralisé, je désertai la partie. Tout se remit miraculeusement en place, à ma profonde humiliation. Au camp, le gros dur, Costa, se moquait de ma petite voix flûtée. "Au zus" minaudait-il. Ça ne pouvait pas durer. Un matin, devant partir à Naples, je proposai au redouté caïd de régler la question le soir, au retour. "Dégonflé, lopette" - Moi, je disais ça rapport à ton costard que je voulais pas froisser, mais si t'es pressé, allons-y". Et je lui volai dans les plumes. A sa grande surprise, le souvenir des luttes homériques avec mon frangin et les 75 à 100 pompes que je faisais tous les soirs pour m'amuser, avaient servi à quelque chose. A peine deux minutes plus tard, un ciseau des cuisses autour du cou le fit bleuir à ravir. I1 fallut quatre spectateurs pour le dégager. Sitôt relevé, je lui proposai "Ce soir, retour de perme, on finit les hors-d'œuvre". Il cessa de se foutre de moi, les autres aussi. Il y eut bien un Benhamou qui tenta sa chance, mais il ne faisait pas le poids. Il voulut me flanquer le célèbre "coup de tête empoisonné" des Oranais. Hélas pour lui, ma tête est dure, lui eut la bosse et me supplia de le soigner. Merci, mes ancêtres de Néandertal. En effet, outre mon front bas, mes trois seins et mes arcades sourcilières saillantes, je suis né couvert de poils: une vieille légende lithuanienne parle d'hommes des bois, les "hommes-ours", les "Miszka" (Michou). Qui sait si une de mes aïeules... Laissons ces trucs. Si ça se trouve, puisque je suis anti-... à peu près tout le monde, je suis peut-être tout bonnement anti-Cro-Magnon, ces saligauds qui exterminèrent et bouffèrent mes aïeux. De l'avis général, (épouse comprise) j'suis pas comm' tout l'monde. En désespoir de cause, on me bombarda garde-mites. Dans le camion-magasin impeccable, je succédais à un vieux Juif du Sentier, doyen de la Compagnie. Visitant et inventoriant mon nouveau domaine, quinze jours après, personne ne s'y retrouvait, surtout pas moi. Au fond d'un tiroir, un curieux objet biconique en bakélite noire. Il y avait un bouchon. Que je dévisse. Tiens, pourquoi ce ruban ? Je tire, rien ne vient. Plus fort, rien. Et si c'était une grenade anglaise ? Je la jetai vivement dans un buisson où elle doit être encore, car elle n'éclata pas. Il y a un Dieu pour les demeurés. Fin Juillet, pleins de sollicitude, inspirés peut-être par le bordel que j'avais fait dans mon camion, nos officiers décidèrent de monter un BMC, bordel militaire de campagne, dont les bénéfices amélioreraient l'ordinaire. Grand succès. J'avais du mal à digérer ce bordel avec lieutenants-maquereaux. Les pensionnaires, très pudiques, interdisaient tout autre contact que sexuel, sauf, faveur spéciale, un pompino de temps à autre, pour les gentils. Les tentes manquant d'étanchéité nous pûmes vérifier qu'au repos, les Africains avaient un zobi gigantesque et les Asiatiques minuscule. De temps à autre, on menait ces demoiselles, dans un pick-up, à la plage de Villa Literno. C'est ainsi que mon copain Bensoussan et deux filles sautèrent sur une mine et que je pus assister à un enterrement juif à Naples. Mais on fut révoltés par la punition du "tombeau", allongé tout le jour au soleil dans un trou étroit, infligée à mon "cothurne" Rivano pour excès de vitesse en rentrant au camp. Du coup, déjà très anti-militaristes, ayant vu les camps disciplinaires amerlos et anglais, sachant que les Giroflées valaient encore moins, nous commencions à croire qu'armée = barbarie comme humanité = connerie. Lorsque de Gaulle nous passa en revue sur un aérodrome, je me demandais si le pauvre ne se dévouait pas pour un tas de cornichons malfaisants, moi inclus. Il avait vraiment l'air de chercher ce qu'il pourrait bien faire avec des patates comme nous, jouissant du far niente tandis que des millions d'innocents agonisaient, que le front de Normandie piétinait... On fit une excursion à Pozzuoli (Pouzolles, le Puteoli où Saint-Paul débarqua d'Orient) car la solfatare où l'on marchait à côté de trous de lave bouillonnante, possède des grottes miraculeuses: les exhalaisons sulfureuses y guérissent presque toutes les maladies de peau. L'Italie m'avait déçu de moi que j'aurais cru moins inepte, des Alliés, qui malgré leur supériorité ne purent jamais s'imposer, des Gaullistes, dont l'armée revenait aux mœurs de l'adjudant Flick de Courteline, des Goumiers violeurs et barbares, des Napolitains qui vendaient filles, sœurs ou mères pour des cigarettes, si différents des fiers Castillans. On ne s'ennuyait certes pas dans ces beaux paysages. La vie des civils semblait s'être grandement améliorée depuis la prise de Rome, on ne voyait plus de réfugiés affamés et haillonneux tendre la main au bord des routes. Naples, grâce au vol, au marché noir et à la putasserie semblait presque prospère. Pas mal de coins étaient "out of bounds" ou "off limits", interdits aux British et aux GI, sans doute pour trop gros risque de vérole. Pendant que la 2e DB se couvrait de gloire, nous, on glandait, au lieu, au moins, de tirer les enseignements, apprendre le vrai combat. En tous cas, pas à notre niveau. Début août, la division fit mouvement vers Tarente, pour embarquer. Pas nous, qui devions transporter hommes et équipements. A Tarente, des fascistes assassinèrent des fusiliers-marins de Savary (Oui, celui qui fut ministre de l'Education Nationale vers 85). Embarqués sur des paquebots anglais et polonais, les Franco-Américains débarquèrent le 16 août à Cavalaire. Des Algériens musulmans du BMNA et d'autres unités de de Lattre ont aidé à libérer Toulon. Dans les FFI, des Allemands anti-nazis jouèrent un rôle important. Est-ce pour cela que Toulon 97 vote fasciste ? Nostalgie du pon fieux temps ? Les combats étaient finis et Marseille prise, lorsque notre paquebot, le Lancastershire, nous amena en plein Vieux-Port, après avoir passé les Bouches de Bonifacio. On avait enfin pu dormir dans des hamacs. En touchant la terre de France, tous, pieds-noirs, Frankaouis, évadés de France, Nord-africains, musulmans ou juifs, embrassèrent le sol en pleurant. Mais on n'intéressait personne, les Américains étaient mieux fournis en cigarettes et chocolat. On mit quelque temps à s'habituer à ne pas être interpellés en italien et à ne voir ni yaouldi, ni lazzaroni mendigoter autour de nous. Me baladant avec Tahar, Musulman engagé volontaire, on voit des soldats marocains vendre rations C et cigarettes que nous donnions sur les routes d'Italie. Indigné, Tahar les engueule en arabe. Un monsieur bien mis s'approche et demande pourquoi. Je réponds que ces salopards de tirailleurs vendaient tabac et rations au marché noir. Il me regarde extasié et demande: "Combien ?" Le soir, on traîne sur une grande esplanade, à Allauch, au nord de la ville. Un gosse s'approche de notre GMC. "Tu veux des bonbons ?" - Oh, Non, merci, M'sieur. On eut beau insister, rien à faire. On se regarde, et tous ensemble; "Ça y est, on est en France." Ça faisait des siècles qu'on n'avait pas entendu un enfant qui non seulement ne demandait rien, mais refusait poliment. Si ça se trouve, ses parents collabos lui avaient interdit ci et ça, ou c'était un arriéré mental, mais laissez-nous nos illusions. On émigra un peu plus haut, dans une pinède au Plan de Cuques. C'est là qu'un sergent toulousain, un autre 2e classe et moi eurent la permission de tenter d'aller à Toulouse. C'était une première. Bien des ponts étaient détruits, des routes endommagées. Notre pick-up était certainement le premier véhicule américain à se frayer la route sur des centaines de kilomètres. Nul ne remarqua rien, à Toulouse, pas davantage. On aurait pu être un commando de paras martiens et foutre tout à feu et à sang sans anicroches. A Toulouse, bien des choses manquaient, pas les mirlitaires. Les Espagnols en vert "Chantiers de Jeunesse". Les Russes en marron. Mais surtout des gradés: capitaines, colonels, sur-colonels, commandants, personne au-dessous de lieutenant. Nous passâmes donc totalement inaperçus avec nos uniformes sans galons ou presque. Je fonçai, bien sûr, place de la Trinité. Dans la cour, j'appelle: "Maman ! Ginette !" Au premier, la fenêtre s'ouvre, Madame Cazelles me dit de monter et m'annonce que des policiers français les ont prises en mars 44, six mois plus tôt. Déportées. Elle m'apprend aussi que Maman faisait de la résistance et que le 11 novembre 43, ayant mis un immense bouquet dans la poussette de notre petite sœur, elle était allée le déposer au monument aux morts. Et mon petit frère ? A force de recherches, on me donne une adresse près de Limoges, au château de Montintin. Je ne sais où j'ai eu l'adresse de Madame de Carol. J'ignorais qu'elle avait été maîtresse de l'oncle Henry. Ils ne manquaient de rien, vivant semble t'il de marché noir et trafics. Mais aucune sympathie pour FFI, FTP et tutti quanti. Je les écoutais, hypnotisé par leur fille ressemblant comme deux gouttes d'eau à la pauvre Ginette. Ensuite, tramoué pour le chemin du Préfet, mon ex-nourrice m'apprend qu'elles ont été emprisonnées à la belle prison Saint Michel que j'admirais tant, et de là, Drancy. Rue Frizac, tous mes ex-copains sont en FTP, toute l'école, profs compris était dans la résistance, André et moi ayant été les "metteurs en contact", par Pierre Goldblum, avec le groupe Marcel Langer de la M.O.I. Et Pierre, où était-il ? Rue d'Alsace, sa mère m'apprend qu'il a rejoint les maquis du Vercors où les Allemands l'ont pris et fusillé. Il semble avoir été oublié de tous. Je vais aussi rue Pharaon, chez les Vaysse qui nous avaient cachés pendant les rafles. Ils ne figurent sans doute dans aucune statistique. Durant toutes ces allées et venues, je croise un nombre invraisemblable de galonnés en uniformes plus ou moins fantaisistes. Si seulement la moitié avait combattu, la guerre finissait 6 mois plus tôt. Aucun ne remarqua mon uniforme et ma chétive personne, j'aurais dû aller à la Dépêche, le journal local, mais pas le temps. Rue d'Alsace, grand défilé avec sans doute tous les costumes du Capitole, le théâtre de mon enfance. Vivandières, sans-culottes, grognards, chevaliers, Romains. Les de Carol qui m'hébergent me confient, radieux, que De Gaulle avait nommé le colonel Collet, un dur-à-cuire, pour rétablir l'ordre. Quel ordre ? C'est vrai que Toulouse manquait de bien des choses, mais semblait s'en accommoder gaîment et sans exactions. J'ai ressenti une allégresse semblable en Mai 68, à Paris. Inutile de dire que les friandises préparées pour mes parents trouvèrent facilement preneur. Lorsque nous repartîmes, aucun de nous n'était très joyeux, car mes deux compagnons avaient eu, eux aussi, de tristes surprises. On aurait eu appareils photos et magnétophones, on avait fortune faite. Aucun n'y avait songé. On repartit je ne sais plus par quels chemins, évitant les ponts coupés et rejoignit la Division qui remontait le Rhône. De la traversée de Lyon, je me souviens juste d'une jeune femme qui m'offrit un Saint-Marcelin, mon premier fromage français après les pâtées américaines. Je lui offris du chocolat et savourai son don milligramme par milligramme, avec un kilo de biscuits Nabisco, US. Merci, M'dame. Beaune, la ville ronde, n'était pas défigurée par le chancre de sa banlieue actuelle. Entre Beaune et Lure, je ne me souviens de rien. On s'est arrêtés là parce que nos GMC soiffards n'avaient plus d'essence, on était allés trop vite derrière un ennemi qui se fortifiait sur les Vosges. Il pleuvait sans cesse. Je me chantonnais la chanson de Scarface, t'is rainin', in the night and the mornin', t'is raini-ing, all time'. Lure: un marécage. L'eau si douce qu'on n'en finissait pas de se rincer après un savonnage. Mais si abondante que nos GMC passaient le temps à s'entre-treuiller pour trouver la terre ferme. En effet, quelques GMC avaient un treuil à l'avant, qui jusqu'alors n'avait guère servi. Il fallait faire gaffe, tracteur et tracté s'enlisant parfois ensemble. Les anciens avaient souvent fanfaronné en nous racontant leurs enlisements dans les sables du désert. Mais là, dans la vase presque liquide, ils ne savaient comment s'y prendre. Las d'être un poids mort, j'avais confié aux copains que j'aurais voulu combattre ces salauds de Chleuhs fusil en main, mais couillon que j'étais, on risquait la défaite. Jouant souvent au bridge avec les officiers, ils ont dû transmettre mon vœu à qui de droit. J'eus une perme pour Paris, toujours à la recherche de mes disparus. Le hasard m'y fit rencontrer mon vieux copain Léon Max, quitté à la Ferté et retrouvé capitaine FTP après moult aventures héroïques. Je l'entraînai avec moi chez les Amerlos, lui faisant découvrir donuts et Coca-Cola. Lui contant mes aventures, il remarqua que grâce à Hitler, j'avais pu apprendre occitan, espagnol, anglais, italien, des notions de portugais, d'arabe et de polonais. Il m'amena rue des Martyrs, chez un copain du Cours Complémentaire, Zaidline dont la sœur hispanisante fut très choquée que je ne connaisse pas une zarzuela des années 20: A orilla del Tajo, Toledo, Anita mi amor moreno, Castillo Jaen, de todos los pueblos, de España es lo mejor. Même, j'ai revu Monsieur Hirsch, mon prof de français, qui me mit en garde contre le communisme, à mon agacement, et m'appris que mon Directeur de 1938/39, Monsieur Valeyre était mort en 40 à Giromagny, près de Belfort. (Je m'y trouverai à peine un mois plus tard). Une école de la rue Cadet porte son nom. Peu de renseignements sur mes disparus, sauf le petit frère qui devait se trouver en Ardèche, à Meyfraiche-Devesset, où j'envoyai lettres et colis, sans réponse. Au retour de Paris, après un arrêt à l'hôtel de Paris à Sens où nous fîmes bombance, j'appris ma mutation dans l'infanterie. Je n'avais pas osé la demander, autant par peur du danger que par manque de confiance en moi, étant fort déçu de mes maigres performances. Après l'indigestion de films héroïques américains, où le moindre troufion capturait des armées entières après avoir tout fait sauter, je ne me sentais pas de taille. J'avais raison. Je reconnais volontiers que comme tringlot j'étais plutôt un poids mort, mais à peu près inoffensif. Qu'adviendrait-il si le Sichereit Dienst (Service de Sûreté) allemand apprenait ma présence en première ligne ? Ils s'empresseraient d'y foncer, négligeant les Ardennes, et ce serait la fin. Je partis avec une douzaine d'autres pour le vrai casse-pipe. fin de 16 - campagne en Campanie
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