7 - cagoules à Pigalle

Bien des livres et des films ont parlé de cette merveilleuse époque où le soleil se mit enfin à briller pour (presque) tout le monde: 1936. Pour certains, ce fut la grande peur. Pas pour nous, au contraire. Des usines occupées s'échappaient valses et javas. Même dans les beaux quartiers flottaient les joyeux drapeaux rouges, symboles d'espoir et de justice. Oy, vos far a narishkeyt ! (Aïe, quelle folie)

Défilés, rassemblements, souvent à Garches. Les orateurs nous insufflaient l'espoir d'un avenir radieux. Qu'il était beau ! Comme il semblait proche, le jour de l'union de tous les exploités pour construire un monde sans haine ni misère. Qu'est-ce qu'on était couennes... Hitler et Staline devaient bien rigoler.

Jusqu'alors, nos principales aventures se passaient dans nos têtes, grâce aux illustrés. Justement, une nouvelle génération: Aventures, Mickey, l'Aventureux, vint supplanter les Belles Images, Bicot ou Zig et Puce. Parfois, "comic-strips" mal traduits du yankee, genre Popeye, ou productions mussoliniennes par l'origine et l'idéologie. Un Français, Pellos, au trait vigoureux, écrasait de tout son talent ces Mandrakes, Guy l'Eclair ou Luc Bradefer, fantasmes racistes, tous blonds aux yeux bleus et à la mâchoire d'acier.

On se les prêtait de plus ou moins bon gré, dans la cour de récré. J'ai longtemps pensé qu'ils firent plus pour notre "culture généraie" que bien des matières du programme.

Et les affaires ? Eh bien, ça s'arrangeait. Fin 35, Papa avait travaillé avec une ancienne du grand couturier Patou, appréciant la qualité de son travail. Elle avait un gros problème: se faire payer par ses riches et influentes clientes, coquettes mais ladres. Sans être un aigle financier, Papa parvint à obtenir quelques rentrées. Ils décidèrent donc de s'associer. Bourguignonne, la quarantaine bien sonnée, le profil de Louis XIV en plus altier, le teint couperosé, le verbe haut mais le cœur d'or, Madame Jardy nous permit de remonter la pente. Peu après nous quittâmes notre perchoir du 6e étage de la rue Richer pour un grand entresol rue de la Rochefoucauld. Au rez-de-chaussée, l'alors fameux restaurant "La côtelette" (où jamais nous ne mîmes pied). Au sud, la "Nouvelle Athènes", cet ensemble romantique centré sur la rue de la Tour des Dames, à deux pas du petit, mais joli square de la Trinité (maintenant d'Estienne d'Orves) Notre maison était donc à la pointe nord de ce fameux quartier où vécurent Talma et Hégésippe Moreau, et à la pointe sud d'un plus célèbre encore: Pigalle. On promenait donc le petit frère au sud, dans les nobles vestiges, vers le square de la Trinité et sa belle église. Très admiré des passantes, dans sa poussette, il était vraiment très beau, de l'avis général, fin, blond et malicieux.

Notre "Cours supérieur A" était juste à côté, rue Blanche, face au Casino de Paris. Nous y apprîmes les premiers rudiments d'algèbre, l'année d'après le Certif. Monsieur Baudot, notre insti, avait une belle voix de baryton, une stature colossale et un bon sourire. Il nous ouvrit les portes de l'algèbre. Mais ses élèves avaient un autre problème: tourmentés par la puberté.

L'appartement du premier, gigantesque, fut divisé illico. Sur la rue, l'atelier, une chambre et une cuisine pour madame Jardy. Sur la cour, deux chambres, une cuisine et la salle à manger pour nous, les Gamburgas. Il fallait recevoir la clientèle, donc aménager une autre pièce (Hein, vous le saviez, vous, qu'il existait des appartements comme ça ?) et un étrange peintre vint s'en occuper. Il avait bon goût, travaillait vite et bien et déjeunait avec nous. Il s'appelait Tropshik.

Parenthèse. Pendant les guerres de Religion, une moitié de la France appelait l'Espagne, l'autre Elizabeth. Seul à défendre la France: Henri III le diffamé. De 1936 à 1944, 80% des Français étaient prêts à offrir leur pays à Hitler, Mussolini ou Staline, enveloppé d'une faveur rouge ou brune.

Je défie quiconque de le nier:

Les avanies de 1940 furent en bonne part l'œuvre d'une efficace 5e colonne. Pourquoi tant d'immigrés (pas tous) ont-ils préféré la France, pourtant marâtre ? Certains, dont mon père, savaient la France de 36 bien préférable à la plupart des autres pays, malgré bien des tares. André et moi, c'est à cause de l'école et des films de gangsters: On y apprend qu'un bandit se méfie des traîtres: S'ils ont trahi tes ennemis, ils te vendront aussi. Pas besoin d'avoir lu le Prince pour le comprendre. Ingénieurs, officiers, ouvriers, flics, si leurs "idoles" avaient triomphé, auraient été liquidés dès qu'inutiles. Combien d'innocents sont-ils morts ou déportés par leur faute. A la Libération, de Gaulle eut peur qu'à les punir, on ne prive la France exsangue de presque tous ses cadres et spécialistes !

 

Slava tzaryé bogou ! (Dieu sauve le Tzar, transcription non garantie)

Tropshik, entre deux bouchées, racontait sa vie, plus captivante que bien de nos romans minables. Son père, contrebandier, connaissait tous les sentiers de Mazurie, ces marécages de Prusse orientale, au bout du monde. Or, en 1904, la Russie n'avait été aidée contre le Japon par aucun pays, sauf la France. Qui fournit argent et matériel au Tzar stupide pour moderniser ses armées. L'emprunt russe ! En 1914, par incompétence et corruption, une seule était bien équipée; pour les autres, rogatons.

Cette armée d'élite, où le père Tropshik fut versé, lancée vers Berlin pour soulager les Français battus à Charleroi, s'embourba bêtement dans les marais de Mazurie. Comprenant dans quel guêpier ils étaient égarés, il se précipite au QG, explique qu'il veut montrer au général une voie qui brise l'encerclement, arrive juste à temps pour empêcher son suicide, conduit en silence les colonnes de fantassins. Pris à revers, Hindenbourg est mis en déroute à Tannenberg et capitule. Sans laisser l'ennemi se regrouper, les Cosaques foncent vers Berlin, le Kaiser se suicide. Nicolas II veut anoblir Samsonof qui lui révèle que c'est un contrebandier juif qui a permis cette victoire inespérée et que lui, Samsonof, exige l'abolition de toutes les mesures discriminatoires dans l'Empire..

Caillaux, nouveau ministre de la Guerre, devant l'ineptie de l'Etat-Major, de sa "tactique" insensée d'attaque à outrance sous le feu des mitrailleuses: "Se faire tuer sur place, plutôt que reculer", promeut le général de Lanrezac. Vaincu à Charleroi, il avait ramené ses troupes à Guise et s'y fortifiant, battu von Kluck, qu'il força à obliquer vers Reims au lieu de Paris.. Avec des renforts anglais, de Lanrezac monte une base d'assaut à Rebais, dans la vallée du Petit-Morin. Les Uhlans pris par le flanc, c'est la victoire du Vautron. Un mois plus tard, passage du Rhin à Mayence. Guillaume II capitule et s'enfuit. En janvier 1915, à Brest-Litovsk, un traité, imposé par Nicolas II, crée une "Société des Nations Humaines" dont tous les membres s'engagent à respecter les droits des minorités sociales, ethniques ou religieuses, éteignant ainsi l'une des causes principales de conflits. Le caporal Tropshik est nommé colonel. Paix et prospérité régnent sur l'Europe et l'Afrique, que s'apprêtent à rejoindre maintes nations d'Asie et d'Amérique dans le Gouvernement Mondial....

Non, ça ne s'est pas tout à fait passé comme ça. De Lanrezac fut "puni" d'avoir remporté la victoire de Guise, dont nul ne parle et d'avoir en outre largement contribué à la victoire de la Marne, car ses troupes épuisées désorganisèrent les flancs ennemis, bien plus que les quelque 3 000 éclopés des "taxis de la Marne" de Galliéni.. Au lieu de poursuivre l'ennemi en déroute, Franchet d'Espérey organisa à Reims un magnifique DDDéfilé De La VVVictoirrre qui donna aux Alleboches le temps de se ressaisir et se retrancher solidement pour quatre ans.

Et le père Tropshik ? Vous rêvez ? Un petit youpin parler à un général ? Ejecté ! Il partit seul par ses chemins de contrebande. Samsonof se suicida, le monde bascula, plus de 100 millions en crevèrent, on en souffre encore. Ceux qui lui ordonnèrent " putain de juif, fous le camp", ne s'en sont jamais douté.

La victoire de Guise est bien réelle, comme la manœuvre qui bouscula von Kluck, mais motus général, sauf l'historien Marc Blancpain, car elle ridiculise Joffre et ses sanglants principes. Allez croire ces si incurieux historiens !

  au service des nazis

André, après le Cours Supérieur A, apprit la lithographie, moi, au lycée du pauvre, le Cours Complémentaire. Des garçons sympas. Les patronymes "bien Français" étaient moins de la moitié: Soit ils cherchaient un boulot, soit filaient au lycée. Aussi mes copains, outre Pardo, Bovetes, Gattegno et Léon Max, Juifs espagnols donc Turcs nés en Grèce, étaient souvent Arméniens, Persans ou Antillais. Loury, seul "vrai de vrai" 100 % de souche, était le dernier de la classe. Tous fraternellement copains !

Léon Max amenait d'Avignon un savoureux accent à l'aïoli qui rappelait les croustets toulousains. Il était communiste. André, lui, découvrit un jeune Espagnol, Melgar, fils d'un officier aviateur républicain avec qui nous formâmes un trio d'amis inséparables. Lorsque j'arpente l'avenue de Clichy, je nous revois marchant dans le soir, apprenant des chansons ignorées du monde entier: Milicianos, milicianos, a que llaman, per la lucha contra el fascio traidor; Madrid, que bien résistes ! et tant d'autres que nul ne connaît plus et qui m'évoquent cette lutte contre l'ogre fasciste. Trop jeunes pour partir là-bas, notre âme saignait à chaque défaite, s'épanouissait après Guadalajara ou Teruel: Même un gouvernement de débiles mentaux aurait envoyé des "volontaires" de part et d'autre y apprendre la guerre moderne, aurait prêté son matériel pour le tester, aurait aidé le camp le plus apte à contrer l'ennemi le plus proche, Hitler, tout en limitant l'influence de Staline, ¡ Ay de mi España ! Que de souffrances, mais aussi d'injustices et de saletés de part et d'autres. Et quelle aveugle lâcheté des "démocrassies". Nous allions boulevard des Capucines lire avidement la propagande du malheureux gouvernement Negrin.

 Me voici au pied du mur, hésitant à poursuivre: il est plus aisé de se tresser des couronnes que se couvrir d'opprobre. Un soir, Madame Jardy toute décomposée, reçut une ex-cliente qui lui demanda asile. C'était la comtesse de Neuville, petite-nièce du célèbre peintre pompier Alphonse de Neuville dont on admirait "La mort de Roland" ou "Les dernières cartouches" sur nos livres de classe. On nous concocta une histoire de mari jaloux. N'ayant rien de mieux à faire, la comtesse nous donnait d'excellentes leçons de français, de dessin à la plume, de lavis. Je devins fortiche en rédac et mes vers ne boitaient pas, grâce à ses judicieux conseils.

Nous ignorions que la police française avait décrypté les listes de 200 000 conjurés du meilleur monde, tout le gratin, dans le plus vaste complot de notre histoire. Plus tard, l'on vit défiler dans l'appartement un baron Gérard de Boiscerval, à l'imposante carrure, une dame Lahutte, Française mariée à un Allemand, d'autres, aussi louches que discrets... Mais j'abominais Candide et Gringoire, niant ces ragots de nonnes violées, de cadavres déterrés, de miliciens enchaînés aux mitrailleuses et autres horreurs. Hélas, trop souvent vrais, je le sus plus tard. Dire que ça discutait ferme serait un euphémisme, chacun brandissant ses massacres et ses atrocités, accusant l'autre de mentir. Jusqu'au jour où Madame Lahutte m'offrit "Mer Noire", d'André Marty, où il se vantait dans un langage ordurier des exactions et saloperies commises sur les vilains "Blancs", en 1919, lorsque la flotte française se mutina en faveur des bolcheviks. Mon âme vertueuse et victorienne fut autant ébranlée par cette langue populacière que par les ignominies dont se vantait ce coco-là. Sans pour autant nous faire adhérer aux Hitlerjugend. Pauvres imbéciles que nous étions. Comme nous avons manqué d'esprit critique ! Et que de longues années ai-je mis à comprendre l'évidence.

Notre stupidité fit de nous, à l'insu de nos parents, des agents nazis. Le CSAR, la Cagoule, fut un complot. Certains des comploteurs croyaient "sauver le pays"; des Kollabos ont pu croire qu'ils limitaient les dégâts. Mais la Ve Colonne, ce sont des traîtres, pur et simple. La plupart jamais démasqués et même en ce cas, impunis. Or, nous avons tenu en mains les preuves concrètes de la trahison. Sans le savoir. De quoi faire tout basculer dans le bon sens. Et nous n'avons rien pigé. Voilà 40 ans que je me dis qu'une once de jugeotte aurait contrecarré les plans d'Adolf et changé le cours de l'Histoire. J'ai du mal moi-même à le croire, mais rien ne pourra effacer cela: Nous aurions pu prouver le complot et ne l'avons pas fait. Alors qu'on raffolait de livres d'espionnage ! Il est facile de jouer les justiciers devant la télé, mais qu'on est bête quand on est en plein dans le coup sans y rien comprendre, malgré tant d'indices concordants. Vous est-il arrivé de vous éveiller en pleine nuit, persuadé d'avoir vécu une formidable aventure, pleine de signification, dont la leçon pourrait changer votre destin, et pas foutu de s'en rappeler même des bribes ? Par exemple:

"En 1938, le 2e bureau parvint à infiltrer des agents au cœur d'un réseau nazi. Remontant les filières que la maladresse de ces amateurs révéla, il aboutit dans l'entourage immédiat du dictateur. On se souvient du lieutenant Müller, de la tristement célèbre Légion Condor, qui sur le point d'être décoré de la Croix de Fer, s'empara du dément, lui fit avouer, Lüger sur la tempe, qu'il avait reçu d'énormes sommes d'industriels allemands, américains et français, et non des moindres, l'obligea à donner l'ordre de libérer tous les détenus des camps et prisons, devant la presse internationale.

Le procès de la bande fit apparaître ses collusions monstrueuses avec Staline qui dut lui aussi fermer les camps du Goulag. La presse internationale put vérifier la démocratisation exigée par des millions de manifestants du monde entier. La guerre d'Espagne finit aussitôt. Mussolini se réfugia dans un couvent et devint moine. Hitler s'empoisonna dans sa prison".

Non, invraisemblable. "Le 2e bureau coffre sans coup férir, en 39, les Pétain, de Brinon, Abetz, Darquier, Laval, Déat, Pucheu et autres Franchet d'Espérey. Gamelin est viré. Hitler, qui attaquait en Pologne, est bousculé par l'armée française réorganisée par le nouveau généralissime, de Gaulle, appuyé par les Morane, Potez, Bloch, Dewoitine et Caudron qui détruisent chars et installations ennemies..."

Voilà à quoi je rêvais, dans la chambre bon marché de mon hôtel de luxe à Lyon. Si j'avais parlé, si j'avais su à qui parler...Lyon 1975, un soir d'hiver. Après avoir vu mes clients, sortant du restaurant, vous savez bien, rue des Marroniers, cette venelle juste derrière la place Bellecour où plus d'une dizaine de restaurants se bousculent ou s'épaulent. Bref, je rentrais à mon hôtel, sortant des "Trois Tonneaux" où l'on pouvait bien manger de 19 à 190 Francs selon ses moyens et flânais vers Perrache, par la rue de la Charité. Brusquement, sous une coupole prétentieuse, une grande enseigne jadis lumineuse: "LE NOUVELLISTE DE LYON". C'est à ce moment, je vous le jure, que j'ai enfin tout compris. J'ai revu ce soir où, avec un air que, même bête comme j'étais, je trouvais embarrassé, la Lahutte et la de Neuville me donnèrent un paquet mou, une boîte à sucre en papier fort enveloppée de vieux journaux, à porter à un Monsieur Larquey, 22, rue de l'Arcade, derrière la Madeleine, au "Nouvelliste de Lyon".

Souvent, Madame Jardy m'envoyait livrer des fourrures dans les beaux quartiers, et des paquets semblables: restants de peaux de vison ou doublure, car ces dames-chic ne laissaient rien perdre. Je fus un peu surpris de la course, inhabituelle. Interloqué de ne pas être reçu comme d'habitude par une cuisinière après avoir monté l'escalier de service. Je n'ai pas la mémoire des visages, je me souviens d'un petit vieux à grandes moustaches, l'air constipé. Il me fit entrer dans une grande salle sombre, trois fois l'atelier de Papa. Une trentaine de muets assis autour d'une longue table me dévisageaient, tandis que je remettais mon paquet. Lorsqu'il l'ouvrit, je crus entrevoir des billets bleus, de 1 000. Chacun représentait la paie d'un mois de bon ouvrier. Je n'eus même pas les 10 sous de pourboire accoutumés. Con que j'étais !

 Ce n'est qu'à Lyon en 1975 que j'ai enfin compris que j'avais porté l'argent de Hitler à la future presse collabo.

 Et c'est l'an dernier (1995) qu'André m'avoua avoir fait une course identique.

Si un policier patriote l'avait su, il y avait là de quoi prouver la trahison d'un bon paquet de super-nationalistes. C'est à Lyon aussi que j'ai compris l'affolement de Madame Lahutte que nous venions de rencontrer boulevard des Capucines, au bras d'un bel officier aviateur, et, quelques jours plus tard, sa subite gentillesse qui lui fit nous offrir une grande boîte de chocolats, alors qu'Isaac dit Jacquot, trois ans, recevait une guérite peinte à bandes rouges et noires où montait la garde un soldat de la Wehrmacht. Sans doute l'unique petit youpin à avoir reçu un tel cadeau (qui fut aussitôt balancé par son père)

Et nous, pauvres cloches, qui croyions à une vulgaire affaire sentimentale (on ne disait pas "de culs") on ne voyait pas l'évidence. D'autant qu'en ces affaires de cœur, tout galant homme est tenu à la discrétion. Ni madame Jardy, aveuglée par sa haine du Front Populaire, ni nos parents, méprisant ces gens, mais ignorant nos allées et venues, ni leurs imbéciles de mômes n'eûmes le réflexe de dénoncer ce sale trio d'espions nazis rescapés de la Cagoule, cette cinquième colonne bien vivante, dont certains "historiens" d'aujourd'hui osent dire qu'elle n'a existé que dans l'imagination des communistes.

D'autre part, l'eût-on voulu, il n'était pas facile pour des immigrés mal acceptés - pour ne pas dire haïs et insultés - d'aller voir, au fait, qui ? Si ça vous était arrivé, vous auriez frappé à quelle porte ? On savait que Presse, Police, Armée étaient truffés d'hitlérophiles. Même le Canard Enchaîné avait pris le CSAR à la rigolade - Qui nous aurait crus, nous, métèques ? Et des mômes, en plus ? Nous ne connaissions que des fonctionnaires revêches et tracassiers, à peine polis chaque fois qu'on avait une démarche à faire. Les plus xénophobes, à la Préfecture où l'on faisait la queue des heures pour des visas à sans cesse renouveler. (Les mêmes organisèrent la chasse au Juif et le Vel d'Hiv) J'y vais plus à la PP, sauf par hasard, mais ça doit continuer de plus belle, avec la même discourtoisie. Aujourd'hui, je suis plein de regrets, peut-être aurions-nous pu démanteler ce réseau naïf qui confiait sa sécurité à des Juifs communistes étrangers et à une vieille conne qui risqua sa vie en 40 dans un hôpital de campagne.

Même aujourd'hui, en sachant qui trahit et qui résista, je me demande qui aurait pu nous aider vraiment. De Gaulle ? Personne n'en avait entendu parler. A l'Huma, l'espion régnait, et les procès de Moscou nous laissaient très méfiants. En 38, retour de Munich, TOUS les socialistes votèrent pour Daladier ! Armée, police, journaux ? On s'en méfiait. Même au conseil des ministres, Hitler avait ses hommes. Moi qui rêvais de l'abattre, j'aurais pu lui faire très mal et ne m'en suis même pas rendu compte.. Je me compare à ces héros de BD qui passent impavides sans voir les pires catastrophes. Moins de galanterie et un peu de jugeotte, une demande d'entrevue à Marx Dormoy, Kérillis, Bernanos, Saint-Ex auraient pu infléchir le cours d'événements qui firent 50 millions de morts. Qu'on ne parle pas de "patriotes égarés". Leur idéal se nourrissait de très tangibles billets bleus (sans doute faux). 

Je les ai vus, de mes yeux vu, ces "Croisés" luttant contre "le Juif rapace" et le "communisme égalisateur" à un tarif sans doute rémunérateur. 

Voilà. Je ne cherche ni excuse, ni pardon. Ou plutôt si, j'ai tout de même des excuses.

D'abord, l'atmosphère de l'époque, ces comploteurs du grand monde paraissaient plus ridicules que dangereux. On n'y croyait pas. Surtout nous, qui ne doutions pas que la victoire finale du Frente Popular espagnol entraînerait l'écroulement de Musso et d'Adolf. Melgar nous disait: "Si Franco gagne, c'est la guerre en France aussitôt après", mais à l'école comme à la maison, on nous riait au nez de pareilles âneries. Qui avait raison ?

 Les "hommes du Front Populaire": agents russes, comme les Communistes, petits-bourgeois timorés, avec maîtresses manipulées, comme les Radicaux, trouillards ayant peur des Anglais, des Russes et des Nazis, comme les Socialos. Ne parlons ni des Anars, ni des Trotskos. Les foules ouvrières en pleine euphorie de défilés, de meetings, de congés payés et de 40 heures, soupçonnaient-elles que chaque ville tombant en Espagne préparait les déculottées de demain ?

Pétain, au procès de Riom, avait voulu juger le Front Populaire. Pierre Cot, Daladier et Blum démontrèrent qu'on avait plus de chars et d'avions que les Allemands, et meilleurs. Que les coupables étaient ceux qui avaient délibérément laissé ces matériels inachevés, ou dispersés très loin du front, en Syrie, au Maroc, ou sans protection, bien alignés sur les aérodromes où les nazis pouvaient les détruire à leur aise. Galland, l'as-aviateur de Hitler, affirme que les Français furent les plus coriaces de ses adversaires. Les plus de 1000 avions allemands abattus par cette poignée de héros manquant d'appareils, de mécanos, de bases, firent défaut aux nazis lorsque la bataille d'Angleterre se joua sur quelques poignées de survivants. On comprend pourquoi le procès de Riom fut brusquement interrompu.

Et puis, on avait appris à ne pas cafter, en classe, et ces gens vivaient sous notre toit. Heureusement qu'on n'est pas allés au commissariat voisin: Les flics avaient la réputation non usurpée, ils le prouvèrent massivement peu après, de ne pas tellement aimer les étrangers, les Juifs et les gens de gauche et nous étions tout cela à la fois. 

Je suppose que de nos jours il y a de même des "gens très bien" qui fournissent des kalashnikofs et des mines aux Islamistes, Pol Potistes, Etarras, Talibans et autres ayatollahs néo-nazis prêts à refaire le monde dans le sang des innocents, qu'un peu de vigilance pourrait neutraliser.

Je pense à tel dirigeant "anti-arabe" d'extrême-droite qui poussa des cris d'orfraie lorsqu'on voulut faire bobo à son grand ami aryen Saddam Hussein. Il y a peu, on m'a ri au nez lorsque j'ai supposé que néo-nazis, ultra-gauchistes, hyper-nationalistes à la serbe ou islamistes marchaient la main dans la main, ou tout au moins avaient des liens. Que ma désastreuse imbécillité serve au moins de leçon.

Y a-t'il un rapport ? Notre situation financière s'était bien améliorée. Pas l'aisance, mais plus la disette. Maman faisait son marché le dimanche, rue Lepic, 5 francs de fruits et légumes et un poulet à 5 francs. Les jeudis, j'allais livrer dans les beaux quartiers et j'en ramenais une ou deux pièces de 10 sous, pour un bouquin acheté sur les quais.

Au Cours Complémentaire, le prof de français, Mr Hirsch, nous révélait la signification profonde du Cid ou d'Athalie. On doutait que Racine ou Corneille aient pensé à toutes ces astuces en écrivant:"Pour qui Sont Ces Serpents qui Sifflent Sur Sa tête.. L'opinion générale était: Ousqu'y va chercher tout ça ? On méprisait l'arithmétique depuis que l'algèbre prouvait que tous ces x étaient égaux à zéro. Ainsi, ces Cohen, Kizlinski, Kaledjian, Prado et autres descendants de nos ancêtres Gaulois se sentaient plus Français que les énergumènes ivres de gros rouge qu'on entendait parfois dégoiser à la sortie des bistrots.

Hélas, la France qu'on nous enseignait était celle de Versailles et des petits marquis.

Nous ignorions la France des terroirs et surtout celle que j'aime par-dessus tout, d'une certaine civilité, du respect de l'autre, du cœur formidable qui se révélerait peu de mois plus tard. L'âme s'attendrit à évoquer de vieux souvenirs, négligeant quelques détails après tout secondaires. Le sont-ils réellement ? L'eau qu'on tirait du puits et qu'on usait avec parcimonie, avait-elle le même goût que celle qu'on gaspille sur nos éviers ? Peut-on vivre sans entendre grillons et rossignols ?

Citadin, je n'ai connu de puits qu'en vacances, avec des seaux de fer bien lourds même vides, mais moins que les vieux en bois. Une fois pleins, ils tiraient sur les épaules. J'ai utilisé des bougeoirs pour me coucher et dîné à la lueur fumeuse des lampes à pétrole. En 1937, à Paris, nous étions parmi les rares qui utilisions une prise de courant à autre chose que s'éclairer: pour le moteur (récent) de la surjeteuse jadis à pédale.

L'oncle Achille se rasait avec un "sabre", malgré sa vue basse. Maman, fatiguée de hisser la lourde lessiveuse sur la cuisinière était cliente du lavoir municipal au drapeau de tôle peinte, où d'immenses machines tournaient dans un brouillard humide, mélange de Piranèse et de Rembrandt. Les ampoules du métro gardèrent longtemps leurs spires de carbone, inventées par Edison le siècle d'avant. Batteuses et rouleaux compresseurs à vapeur étaient à la campagne symboles de progrès, tandis que les charrettes étaient tirées par de malheureux canassons cinglés de coups de fouet.

A la fin du marché, les légumes et fruits véreux ou racornis par la chaleur étaient achetés par les pauvres et le poisson baissait de prix. Le "frigidaire" existait, mais il fallait déjà être quelqu'un pour une simple glacière. La plupart employaient le garde-manger sous la fenêtre. Seul le beurre, grâce aux alcarazas, résistait un peu. Mais que de laits tournés, de viandes faisandées, de poissons immangeables. Toute une organisation, comme les trains de marée, faisait arriver huîtres, poissons, fruits et légumes bien plus frais qu'aujourd'hui. Maman fut une des premières à abandonner le pilon pour ses purées, fière de son moulin-légumes. En outre, à Paris, point n'était besoin, comme à Toulouse, de plumer et vider les volailles soi-même.

Les "cristaux" de carbonate de soude pour la vaisselle rongeaient la peau. Le dimanche matin, la bonne ménagère frottait le parquet à la paille de fer, appelant les enfants pour faire briller l'encaustique avec les patins. C'était rigolo au début, mais vite lassant.

Nos rêves les plus fous: un vélo (un mois de salaire ouvrier). Faut dire qu'un ouvrier, c'était quelqu'un, avec une tenue spéciale. Fallait voir les terrassiers, leur taïole rouge au-dessus du pantalon de velours, chargeant dignement leurs "decauvilles" que des manœuvres poussaient sur leurs rails démontables.

J'aurais bien voulu des patins à roulettes, ou une trottinette.

fin de 7 - cagoules à Pigalle