André, mon pauvre frangin (mein bruder artiste)
רעדורב ןײמ עלעמיח
Personne ne t'a connu comme moi, mais personne, moi inclus, n'a jamais saisi ton immense envergure. C'est en vidant tes deux logis que tes sculptures, tes peintures, tes photos, tes livres nous ont fait comprendre que tu étais un géant, d'autant plus méritoire que nul ne t'aida. Dès l'école, tu fus mal noté: tu écrivais de belles choses, mais avec fautes et vilaine écriture, donc mauvais élève !
Ci-dessous voilà ce que j'ai écrit à ceux qui répondirent à nos faire-part: Vous avez été si nombreux à nous adresser vos condoléances que nous ne pouvons vous en remercier individuellement, car nous ne sommes plus très jeunes. En tentant de trouver les adresses des gens qu'il estimait (car des douleurs articulaires l'empêchant d'écrire lisiblement et son ordinateur nous étant inaccessible jusqu'à présent, nous n'avons pu en déchiffrer qu'une faible part), nous avons découvert que son action et ses centres d'intérêt étaient bien plus étendus que nous le supposions. Voici un bref résumé de sa vie: A 17 ans, il fut parmi les premiers à Toulouse, dès 1940, grâce à son ami de la M.O.I. Pierre Goldblum, fusillé ensuite par les Allemands et totalement oublié, à organiser la résistance aux nazis et à leurs valets français, recrutant de nombreux futurs combattants FTPF, avant de passer par les prisons espagnoles pour rejoindre les Forces Françaises Libres où son courage au combat (libérations de Paris et Strasbourg) lui valut la croix de guerre, puis la médaille militaire. Entre temps, les Boches et leurs collabos français avaient déporté sa mère et sa petite sœur de 3 ans ½ assassinées à Auschwitz. Démobilisé au Maroc, il y construisit et monta une usine de confitures, inventa et introduisit de nouveaux procédès de tannage et de teinture des fourrures, très en avance sur ce qui se faisait. Il militait pour la démocratie promise pendant la guerre au Maroc, alors protectorat, ce qui aurait sans doute évité à la France, peu après, les honteuses mésaventures de son aveuglement, mais le paya fort cher, car, expulsé, il dut vivre dans la misère en proscrit à Toulouse. (Longtemps après, des amis maghrébins m'ont assuré que si la France avait alors loyalement tenu ses promesses, l'islamisme fanatique aurait été fortement déconsidéré dans le monde musulman tout entier.) Devenu ouvrier à la chaîne, puis dessinateur industriel à Paris, il conçut et dessina des cimenteries gigantesques qu'on peut admirer du Portugal à la Corée. Sportif, endurant, il fut secouriste bénévole à la Croix-rouge et à la SNSM, société de sauvetage en mer, entreprit, outre la photographie, la peinture et la sculpture, des recherches historiques et il donna des cours de photographie très appréciés. En outre, il s'intéressait à l'astronomie, aux mathématiques, aux langues slaves, à l'archéologie, à la musique… Croyant naïvement que ses états de service militaires et professionnels lui en donnaient le droit, il tenta maintes fois de se faire naturaliser français. Mais il avait osé militer pour un traité d'alliance et d'amitié avec un Maroc indépendant. On ne le lui pardonna jamais et il est mort médaillé militaire, vice-président des Indépendants et du Musée français de la photo, mais apatride ! Après son décès, il laisse tant d'œuvres, d'appareils et de livres que nous avons décidé, comme il le souhaitait, d'en partager la majeure part entre la Société des Indépendants, le Musée de la Photo du Val de Bièvre et un musée militaire, son outillage de peintre et de sculpteur allant, lorsque les formalités légales seront accomplies, à ses amis artistes. N'étant pas au courant de toutes les adresses d'une bonne part de ses amis destinataires, ni des procédures légales, nous vous prions de nous écrire ou téléphoner (de préférence autour de l'heure des repas, à partir de septembre) afin d'éviter tout impair, de nous renseigner et nous aider à faire le tri et le transport, le cas échéant. Nous vous en remercions d'avance. Ses frères et parents
Ces 25 lettres ne reçurent que deux réponses, mais si belles qu'elles nous ont consolé du silence des autres. Cependant, le remords reste de l'avoir laissé seul à se battre contre le destin, de ne pas avoir fait assez pour alléger ses difficultés, alors qu'infirme et malade, nous nous contentions d'aller le voir de temps à autre pour faire ses courses et donner le petit coup de balai qu'il ne pouvait plus faire lui-même… Bien sûr, jusqu'au bout, il a voulu donner le change, il est allé à Royan passer un mois chez nous, six mois avant sa mort, heureux qu'un épicier courageux ayant ouvert boutique à 50 mètres de notre porte lui ait épargné les longs trajets jusqu'au lointain marché central et au non moins lointain supermarché, le seul intra muros. Mais sa démarche était déjà maladroite, ses mains, cet indispensable outil de l'artiste, de plus en plus paralysées. Moi qui n'ai pu pleurer sur son lit de mort et au cimetière, j'ai pleuré devant un pauvre pantalon ravaudé grossièrement: Il avait eu honte de nous demander de le faire. Ma seule consolation: Il est mort guéri, sans souffrance. Le chirurgien qui était parvenu à lui éviter l'amputation avait parfaitement réussi à sauver sa jambe. Placé en maison de convalescence, il était tout fier d'avoir marché deux kilomètres avec son déambulateur. Est-ce cet ultime exploit qui l'a tué ? Selon les explications du médecin des urgences de Gonesse, où il fut transféré ce soir-là après des vomissements, un énorme ulcère duodénal, que personne n'avait remarqué et qu'il ignorait lui-même, déclancha une subite hémorragie interne qui le fit mourir - sans souffrir- en moins d'une demi-heure. Une ambulance du Val-de-Grâce l'attendait au pied de l'hôpital pour un départ en longue convalescence ! Je suppose que les anti-coagulants dont il fut sans doute traité pour préparer son opération ont dû jouer un rôle néfaste, mais à tout prendre, cette mort rapide lui a épargné une vieillesse sans nul doute douloureuse et surtout une dépendance qu'il abhorrait. Lorsque Jacques me conduisit à Gonesse, ce matin du 16 mai 2005, allongé sur son lit de mort le visage calme, rajeuni, les yeux entr'ouverts, on aurait cru qu'il se préparait à dire une plaisanterie, comme on les fait après avoir échappé à un grand danger ! Je me suis alors souvenu de lui, dans la cour de récré de notre école de la rue de la Victoire, lorsqu'il racontait aux malheureux privés de ciné, d'un bout à l'autre, le film qu'il avait vu un jour ou un mois plus tôt. Quelle prodigieuse mémoire, quel talent de conteur, pour un éternel dernier de la classe, nul en récitation ! J'ai revu les longs moments de nos vacances, nos courses, les grandes controverses philosophiques, politiques ou religieuses, les aventures et les dangers que nous partagions. Merci, Messsieurs le Gararesse et Baudot, les seuls instits qui surent voir, malgré sa vilaine écriture et son affreuse orthographe, qu'il mangerait sûrement de la vache enragée, mais qu'il arriverait à quelque chose. Ça y est, il est arrivé. Adieu, mon frangin, toi qui a tant pris de corrections que j'avais seul méritées.
Ci-dessous, je reproduis la petite biographie que j'envoyai à Madame Le Goff, qui s'occupe des Artistes Indépendants, au Grand Palais, à sa demande, en décembre 2005
André biographie sommaire
Il est né en avril 1923 à Kovno, en Lituanie. Le parlement de la jeune république décida d'effacer ce nom russifié et reprendre le nom de KAUNAS (prononcez: KAONAS) pour sa nouvelle capitale, la légitime, Vilnius, ex-Vilno russe étant devenu Wilna polonaise. C'est simple, non ? Anecdotes: Nos parents logeaient au 2e ou au 3e étage d'un immeuble non loin du Niémen, il y eut une inondation puis hiver glacial. Au printemps, à la décrue, restait un énorme iceberg dans notre cour. C'est là qu'après de longues recherches, on retrouva André, 3 ans, vocation précoce de glaciologue. Peu après, la glace fondue, André fit tomber un chaton par la fenêtre. Et me demanda (j'avais 16 mois de moins que lui) d'aller le chercher. Heureusement, un ouvrier venu remettre les fils électriques après la débâcle cherchait d'où venait ce chaton qui l'avait frôlé et me récupéra en plein vol, selon les récits familiaux. J'ai, plus tard, bien aimé plonger, mais pas sur les pavés. Fin 1926, notre père Simon, militant syndicaliste redouté du patronat local, reçut l'insistant conseil de quitter le pays et partit - peu avant un coup d'état fasciste - pour Toulouse où son frère, marié à une belle Tarnaise, dirigeait un atelier-magasin réputé de fourrures: "au tigre royal" A Paris, gare du Nord, descendant du train, maman affolée agrippe son mari "Simon, c'est la révolution !" Ce n'était qu'Aristide Briand, ministre, accueilli par la Marseillaise. Placés en nourrice pour apprendre le français, nous sûmes très vite chanter: "O mon païs, o Tolosa" et "Andèn nos totis à Pinsaghéu, pescar la sofa et lo barbéu". En 1930, on débarque à Paris, où les écoliers du 15e se moquaient de notre assent. Hélas, André, gaucher, forcé d'employer sa main droite, écrivait donc très mal. Il avait en outre une orthographe épouvantable, crimes majeurs en ce temps-là. Sa scolarité fut donc lamentable. Mais il obtint tout de même le certificat d'Etudes, mention Bien. A 14 ans, il devint apprenti lithographe, vers 1937. Anecdote: Notre grand appartement de la rue de la Rochefoucauld était divisé en 3: Nous, l'atelier et l'associée de mon père, Madame Jardy, brave bourguignonne. Celle-ci hébergea une ex-cliente, comtesse de Neuville. On crut à une banale histoire de fuite du foyer conjugal. En vérité, nous comprîmes, bien longtemps après, que cette cagoularde évitait la police qui venait de découvrir ce vaste complot mussolinien, le plus grand de l'histoire de France. Cette dame, nièce du peintre Alphonse de Neuville, nous aimait bien, au point d'en oublier ses préjugés racistes et nous donna de forts bons cours de français, de lavis et d'aquarelle, jamais oubliés par André.
Un matin de 1938, elle l'envoya, sous l'instigation d'une Madame Lahutte, française épouse d'un allemand, porter des "doublures" dans une boîte à sucre en papier, à un M. Larquey, du journal "le nouvelliste de Lyon", au 26 rue de l'Arcade. Qui le fit monter dans une grande pièce sombre. Une trentaine de muets en chapeau mou, autour d'une immense table, regardaient Mr Larquey ouvrir la boîte. Les doublures étaient des billets de 1000 francs (peu d'ouvriers gagnaient ça par mois) qui furent sans doute répartis. Vrais ou faux ? Fournis par la Gestapo ou le SD ? Aux futurs journaux collabos ? Malheureusement, adolescents et très bêtes, nous ne comprîmes que bien trop tard l'importance de cette preuve de trahison. Et qui nous aurait crus ? C'est ainsi que deux Juifs idiots aidèrent Hitler. Fin 1939, la famille retourna à Toulouse, appelée par l'oncle dont les ouvriers étaient mobilisés, car notre père, ayant 48 ans n'avait pu s'engager volontaire et put donc aider son frère André devint apprenti-ajusteur à l'école Dewoitine. Il fréquentait les Auberges de Jeunesse (CLAJ) Y rencontra un jeune communiste, fils d'un tailleur de la rue d'Alsace, Pierre Goldblum. Dès octobre, novembre 40, nous décidons de lutter contre Pétain. Moyens dérisoires, pas d'argent, mais le poste de la voisine du dessous, marchande d'objets de piété, captait Londres avec, on ne sait pourquoi, moins de brouillage que les autres. Nous fûmes informateurs des 3 ou 400 élèves (et profs) qui nous savaient étrangers, apatrides, juifs, gaullistes, communistes. Et apprentis illégaux, car non-aryens. Soulignons que personne, parmi le bon demi-millier qui nous savait proscrits, ne nous dénonça, renonçant au trésor du kilog de haricots promis, ce qui ridiculise les bonnes âmes qui prétendent que la Résistance fut le fait d'une minorité. Inscrits aux Compagnons de France (jeunes maréchalistes), Camarades de la Route (ex-Ajistes du CLAJ) JOC (Jeunesses Ouvrières Chrétiennes) et UCJG (Union chrétienne de jeunes gens, protestants) nous transmettions les consignes du Front National.. de lutte contre l'envahisseur, pour lequel, prudemment, car on craignait les mouchards, nous tentions de recruter. Sans grand résultat au début, mais de plus en plus au fur et à mesure que les rations alimentaires s'étiolaient. Et avec succès quand commença le STO qui déportait les jeunes dans les usines nazies. Nos actions furent surtout symboliques: inscriptions nocturnes sur les murs, tracts (rares, car le papier l'était) glissés au hasard des boîtes à lettres, beaucoup de propagande de bouche à oreille et transmission des consignes de radio-Londres, dans un parfait œcuménisme anti-boche. Peu de choses, mais si on avait été surpris par les flics, c'était la prison, puis "pitchépoï", le camp de la mort à coup sûr, pour toute la famille, comme ma cousine Hélène, cueillie dans un bal clandestin, en fit l'expérience, déportée à Auschwitz avec sa mère, la mienne et ma petite sœur de 3 ans. Hélas, seules la tante et la cousine revinrent. Jacques, 10 ans, caché par des protestants ardéchois, fut retrouvé du côté d'Evian, en été 1945, pendant une permission. Lorsque je revis mon ex-école de Toulouse en septembre 44, une bonne centaine de nos recrues paradait en uniforme FTP (maquis communistes). Une fois, sous prétexte de randonnées, les Compagnons de France allèrent nombreux au camp du Récébédou pour, à travers les grilles, passer de rares provisions et cigarettes aux malheureux Juifs et espagnols républicains internés, sans que les gardes osent nous l'interdire. Ce fut impossible ensuite. Le 14 juillet 42, nous avions transmis la consigne de la BBC, toute l'école était dans la foule immense qui chantait "Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine", place du Capitole. Lorsque les "haricots verts", le 8 novembre 42 occupèrent la "zône nono" en représailles du débarquement, Pierre Goldblum aurait voulu qu'on passe dans la clandestinité en restant à Toulouse, mais notre père le persuada que nous n'étions que trop connus, peu doués pour la discrétion et serions plus utiles avec une arme à la main. L'oncle Henry comprit que notre destin était la déportation, mais il n'imaginait pas que femmes et enfants seraient assassinés. Les passeurs les refusaient, car vite fatigués et criards. Les mâles partirent donc, accompagnés du jeune Steiner, futur décoré: - 1/ l'oncle Henry qui anima à Barcelone un réseau d'aide aux évadés - 2/ l'oncle Charles, croix de guerre, médaille militaire, 7 blessures sur la Somme en mai 40 - 3/ l'oncle Achille, très myope, engagé volontaire en 39 puis aux FFL, croix de guerre .
- 4/ le cousin Maurice, parachutiste SAS, croix de guerre. - 5/ Simon, notre père, qui s'engagea et fut infirmier militaire à Alger. - 6/ André, qui fut connu au 3e RMT (régiment de marche du Tchad) de la 2e DB pour descendre les boches à la mitrailleuse d'une main en lisant un bouquin de l'autre. Croix de guerre. -7/ moi, futur combattant de la 1e DFL (Au club de la France Libre, il y a 10 ans, on nous appelait "la famille Français Libres") Les passeurs demandaient de fortes sommes aux candidats indignés. Mais ils ne prenaient pas cet argent pour eux: Il fallait corrompre gardes civils, carabiniers et douaniers des deux côtés de la frontière. On parla de passeurs-traîtres, mais ils furent rares et vite éliminés, discrètement. Vêtus en randonneurs, départ de Toulouse le 12 janvier 43. Même un aveugle nous aurait repérés. Miracle ! Aucun contrôle dans le train, ni à Port-Vendres. Ouf ! Un béret basque nous conduisit à un tunnel que nous crûmes frontalier, à tort, on était toujours en France. Il distribue des cannes en bambou, minces comme un doigt, en guise de piolets et nous le suivons jusqu'au soir dans la montagne, passant les tours de la Madeloc et de la Massane, puis un tunnel. Toujours en France. Un jeune homme nous accompagna alors, discutant avec le guide. Il montra un 6,35 à André. Deux heures après, il s'éclipse en courant, à notre surprise. On entendit un coup de feu lointain, tandis que le guide nous amènait à grandes enjambées vers une crête, nous crie qu'on est en Espagne et nous demande de rester là quelque temps, à notre indignation, car très visibles de toutes parts. Il revient, annonce qu'un guide espagnol va nous mener à Barcelone. La nuit tombée, un type vint enfin, nous dit "allà" en désignant le sud, et s'éclipsa. Adieu Barcelone. André rencontra le 6,35 un an plus tard, à la 2e DB, c'était un agent de la Résistance chargé de protéger les évadés, qui apercevant une patrouille d'Autrichiens les détourna à sa poursuite, en blessant un avec son pistolet-joujou. J'ai lu qu'il n'y a eu aucune action de la Résistance pour protéger les Juifs. Bien que la plupart des évadés ne fussent pas Juifs, ces passeurs de frontières furent sans doute l'unique exception. Honneur à eux ! L'oncle Charles prit la direction de l'expédition, on marcha toute la nuit, au hasard, avec de brefs repos, mais on s'était gourrés, on allait vers la France, semant la panique chez les carabiniers qui nous cherchaient partout sauf là. On arrive fourbus et affamés dans un village d'opérette, Campmany Marché animé et abondant, gardes civils, carabiniers. Un forgeron nous offrit du moscatel qui nous coupa les jambes, car on n'avait pas bu d'alcool depuis 40. Les carabiniers nous cueillirent là. Reconduits à la frontière, les douaniers de Cantallops se contentèrent de voler argent, stylos et montres, mais, soulagement, on repartit en camionnette vers le sud, le commissariat de Figueras, où nos dernières pesetas permirent deux ou trois repas de riz, les premiers depuis 1939. A la prison de Figueras, tondus, mal nourris (par jour: 50 gr de pain, 1 louche de café, 2 de soupe claire en tout et pour tout), la famille fut dispersée. André fut transféré à la "carcel modelo", prison de Gérone, puis en résidence forcée à Barcelone. Il fit partie d'un des premiers convois vers le Portugal, en juillet 43, d'où il s'embarqua sur un "moutonnier", le "Lépine" vers le Maroc. Je le rencontrai à Dellys en septembre. Il était mitrailleur dans la 2e DB. (moi, tringlot à la 1e DFL.) Sa division fut transférée au Maroc, puis en Angleterre. Débarqués en mi-juin 44 en Normandie, ils combattirent comme des diables et eurent l'honneur de délivrer Paris. André se battit à la Préfecture, puis place de la Concorde, et une attaque surprise boche fut brisée sur la Molette, au Blanc-Mesnil. C'est à Paris, qu'il rencontra Janine Humbert, qu'il épousa à la fin de la guerre. Combats en Lorraine, en Alsace. Il entra un des premiers à Strasbourg et son half-track fut le premier à voir le Rhin. Très bon viseur, sa mitrailleuse envoya pas mal de "frisés" au Walhalla et lui valut sa croix de guerre. Il termina cette campagne à Berchtesgaden, la datcha d'Hitler. Notre père ayant été démobilisé au Maroc nous demanda de le rejoindre, ouvrant un petit atelier de fourreur qui permettait juste de vivoter, vu le climat de Casablanca. C'est donc nos salaires, l'un d'aide-chimiste, l'autre de mécanicien qui faisaient bouillir la marmite. André travaillait le jour au montage d'une usine de conserves, surtout confitures, et le soir, il tannait et teignait des peaux d'agneau lainées dont mon père faisait des vestes qui se vendaient assez bien, surtout aux épouses d'officiers. (Elles devaient les revendre en métropole où tout manquait). En quelques mois, il devint expert en tannage et teinture des fourrures, parvint à se procurer des produits mouillants, alors rarissimes et redoutés, ainsi que des colorants inusités, des saponifiants et teintures traditionnels marocains très efficaces, obtenant des teintes gris acier ou bleutées inédites, choquant les vieux fourreurs expérimentés, mais se vendant comme petits pains aux clientes ravies. Bien que ne sachant pas l'arabe, il avait apprécié au travail et au combat les grandes qualités de jeunes Marocains, qui respectaient et admiraient la France de Victor Hugo, Racine, Louise Michel, etc et regrettaient Lyautey qui voulait réunir les meilleures traditions du Maroc aux lumières de la France.
Ils s'indignaient de voir les Français faire confiance à des pourris vénaux comme le Glaoui, disant qu'ils auraient préféré vivre dans une colonie plutôt qu'un émirat, si la France avait respecté sa propre devise: "Liberté, Egalité, Fraternité" Eirik Labonne, le résident, tenta de respecter les promesses faites pendant la guerre aux goumiers marocains qui, en brisant le verrou de Cassino, avaient permis de libérer l'Italie jusqu'à Sienne, et considérablement facilité la victoire finale. Labonne obtint de si bons résultats que l'économie prit son essor, le Maroc aida beaucoup par ses envois de fruits, légumes, phosphates, tissus et moutons, la métropole appauvrie et affamée. Une ambiance de presqu'amitié entre musulmans, juifs, français, espagnols et italiens se créait, surtout dans les usines et ateliers qui s'ouvraient un peu partout. Du coup, le parti communiste marocain, qui soutenait une telle politique, demanda que la France accorde l'indépendance, sous réserve d'un traité garantissant le respect des droits de l'homme, des minorités, des opinions, religions, etc… André et moi étions d'accord, ce qui nous fit considérer comme suppôts de Staline, alors que nous étions (et restâmes) persuadés que c'était là l'intérêt national. Une des rares fois que les communistes avaient raison !! On sait ce qu'il advint et l'immense gâchis qui en résulte, car Al Qaïda et autres fanatiques auraient moins eu de succès sans les monumentales conneries des Bidault, Soustelle, etc…. qui nous entraînèrent dans les guerres d'Indochine, Algérie, etc… Nous fûmes donc fortement incités par les flics à quitter l'Empire fortuné, moi en 49, mon frangin un peu plus tard, après que sa femme soit morte d'une crise cardiaque. Labonne fut chassé, le sultan déporté aux Comores, remplacé par un sultan-pantin, le Maroc commença à s'insurger, des milliers de Français durent rentrer en métropole, au grand dam de la France, de son prestige et des Marocains qui préféraient les juges, employeurs, médecins et instituteurs français aux caïds et au bakchich, n'en déplaise aux gogos qui croient que tous les colonialistes étaient des SS. Nous, anti-colonialistes, qui y avons vécu, n'avons vu que de très rares fois des actes dégueulasses, mais par des Espagnols et des Italiens (qui n'étaient pas tous ainsi, mais je dis ce que nous avons vu de nos yeux, pas dans les journaux) André, expulsé vers 1951 à Toulouse, fut d'abord embauché au "Patriote toulousain", dont le directeur avait été recruté par lui et Goldblum en 1942. Hélas, au bout de quelques mois, il proposa de timides suggestions pour améliorer la gestion déficitaire. Mal accueillies, ça devait déranger de petites combines. Résultat, le malheureux, qui par fierté ne nous informa pas de son chômage, allait décharger de lourds sacs de légumes à 4 heures du matin au marché d'Arnaud Bernard. Et se fit héberger par de braves mères d'anciens copains de la Résistance. Il devait être sur une liste noire, car partout, lorsqu'il était embauché, on le virait le lendemain. Jusqu'au jour où, malade à crever d'une sinusite, il nous révéla sa situation. L'oncle Achille lui donna 200 francs et un billet pour Paris, où il trouva du travail sur la chaîne de montage des Simca-Aronde, à Poissy. Tout fier d'avoir trouvé des astuces pour remplir les normes en bossant moins, se gardant d'informer les chronométreurs qui auraient aussitôt relevé les quotas de l'équipe. Il suivit des cours du soir de dessin industriel, devint dessinateur chez "Stop" à Clichy, montant en grade très vite, car ayant maintes fois perfectionné le matériel.
Du coup, l'idée lui vint d'oublier ses déboires et ses chagrins en peignant, il suivit donc des cours de sculpture, acheta livres et pinceaux… En 1952, il fit connaissance d'une jeune professeur d'anglais. L'idylle ne dura pas, les soucis matériels y étant sans doute pour quelque chose. Après la rupture, il devint projeteur, puis ingénieur-maison dans une firme qui fabriquait des cimenteries. Sa vie fut bien organisée: En semaine, dessiner des usines géantes qu'on construirait en Asie, en France, en Amérique du sud. J'en ai vu une au Portugal, c'est impressionnant comme une cathédrale, mais pas pareil. Le soir: peinture, sculpture, lecture en trois langues, étude du russe. Le dimanche: secouriste de la Croix-Rouge, il stationnait le long des routes nationales. En vacances: avec la SNSM, il naviguait, cherchant qui secourir. Bien sûr, il n'oubliait pas le club des Anciens du 3e RMT, ni celui de la 2e DB, ni ses amis artistes, et tout en se livrant à ces menus travaux, photo, photo, photo, puis développement, tirage, lorsqu'il ne donnait pas son cours de photo hebdomadaire, si réputé que ma fille, crapahutant au Yemen, y rencontra une jeune fille, élève enthousiaste du tonton. Hélas, il était seul, négligeant des détails secondaires, tels que cuisine et repassage. Lorsqu'il commença à avoir des difficultés à marcher, d'autant plus gênantes qu'il n'avait pas d'auto, nous avons proposé de l'aider dans ses courses et son ménage, mais il refusa net. Mon frère Jacques, admirable de dévouement, fit tout son possible pour lui faciliter l'existence. Ma femme et moi aussi fîmes de notre mieux. Nul ne doutait de sa guérison. Il fut très bien soigné de son artérite. Le chirurgien nous dit qu'il n'avait sacrifié qu'un orteil, sauvant sa jambe. Du coup, transféré en convalescence, dans son enthousiasme d'être tiré d'affaire, André nous annonça, tout réjoui, qu'avec son déambulateur, il avait marché des kilomètres. Est-ce cet ultime exploit qui déclancha de tels vomissements de sang qu'on le transporta aux urgences de l'hôpital de Gonesse ? Il y mourut, sans souffrance, en une demi-heure. Le médecin qui nous l'annonça expliqua qu'il avait un énorme ulcère à l'estomac, à son insu et à celui des médecins. Sans doute à cause des anti-coagulants nécessités par son opération. L'ulcère éclata, déclanchant une hémorragie interne fatale. Sur son lit de mort, le visage détendu, rajeuni, les yeux entr'ouverts, il semblait prêt à sourire et à lancer une plaisanterie. Malheureusement, seulement après son décès nous avons pu apprécier l'étendue de ses œuvres et de ses occupations, car il laissait, soigneusement rangés et répertoriés, des milliers de photos et de tableaux, des dizaines de sculptures. Il y avait, outre meubles et vêtements, des mètres cubes de livres et d'appareils photos de tous âges, des douzaines de calculettes, cinq ou six ordinateurs. Avec l'aide de nos enfants et petits-enfants, de mon frère Jacques et de nos neveux provinciaux, nous avons fait de notre mieux pour trier, stocker, emballer et répartir tant de trésors. Beaucoup de tableaux, petites sculptures et livres sont ainsi répartis dans trois adresses diverses. Mais il aurait fallu des spécialistes pour faire le tri et l'inventaire. Monsieur Fage, du musée de la photo du Val-de-Bièvre recueillit une partie du matériel photo et Monsieur Avayan du matériel de sculpture. Mais combien de fois, en faisant ce travail, nous avions envie de demander: "André, que faut-il faire de ce livre, de ce tableau, de cette sculpture ? Pourquoi es-tu parti si vite ?" fin de "André, mon pauvre frangin"
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