17 - Haute-patate

A lire mémoires et romans, on est frappé par l'exceptionnel. Abondent héros, génies méconnus, athlètes, prophètes. Aucun ne chie, tousse ou se fourre les doigts dans le nez. De temps à autre une petite faiblesse bien pardonnable, surtout due aux salauds d'autres, explique les mésaventures de l'incompris. Ou, à l'inverse, on montre des monstres répugnants, sadiques et calculateurs, ne faisant de rares bonnes actions que par mégarde. Je vais me faire lyncher par le MLFE (Mâles lecteurs de femmes-écrivains) mais c'est pour cela que je n'arrive pas à lire un truc écrit par des nanas, sauf rares exceptions. Même en ignorant le sexe de l'auteur au départ, on devine vite: les écrivaines sont manichéennes.

André, ŕ gauche sur son half -track

Mon tourment: Après m'être longtemps considéré comme un aigle, je me voyais nul, entraîné dans un tourbillon d'événements qui me dépassaient. En outre, hors des films, les êtres d'exception n'abondaient guère. Vus de près, les costauds avaient des faiblesses, les cerveaux des lacunes, les gentils des vacheries, les séduisants des laideurs. Dito pour le beau sexe, au féminin pluriel. Quant au commandement, je vous dis pas, tous des nullards, sauf Leclerc. Pas un pour remporter une victoire-éclair, comme au ciné ! Si du moins j'avais su, comme Malaparte, décrire lâchetés et crimes en un style brillant et imagé, ou remplacer mon morne déballage par des récits d'exploits sublimes, raï, comme on dit à Toulouse, ce ne serait que demi-mal.

 

Donc, passé de tringlot à biffin, ou plutôt marsouin, car le BM4 (cliquez pour l'histoire de ce bataillon), ma nouvelle unité, se composait jadis de Camerounais, noirs, ralliés dès 40, déjà vieux soldats de l'Infanterie Coloniale, dits encore marsouilles ou marsouins. On avait rapatrié les survivants après la campagne d'Italie où ils avaient eu de grosses pertes. 

bataillon Chambaran 

Le bataillon de marche numéro 4 était à présent composé de jeunes des maquis de Chambarand et des Ardennes, plus des "individuels" de fraîche date, dont certains voulaient se dédouaner d'un passé trouble. Tous des bleus. Si mal entraînés et armés qu'une poignée de vrais guerriers n'en auraient fait qu'une bouchée. Une chance qu'Hitler n'en ait rien su, car notre 2e section, participant à de nombreux et durs combats en première ligne, eut de la veine: les fridolins décrochaient avant tout contact et nous n'avons jamais eu à combattre face-à-face un ennemi retranché. On a même fait des patrouilles derrière leurs lignes. C'est ainsi, la puissante Wehrmacht et ses vieux renards ne nous ont jamais résisté, jusqu'au dernier jour de guerre. En somme, je fus plus en sécurité, nourri, logé que les malheureux civils trouillards, affamés, bombardés, traqués. Nos deux seuls morts sautèrent sur une mine.

C'était la Toussaint, une pauvre maisonnette perdue dans une sombre futaie de pins noirs. Sans savoir où nous étions, ni où était l'ennemi. On montait la garde, se donnant des mots de passe, tout était froid et mouillé. Dans un recoin de cette masure de Haute-Patate, pardon de Haute-Saône, j'avais déniché un cahier de recettes contre toutes maladies: très simples, il fallait faire oraison à tel ou tel saint. Pour les dents, sainte Catherine. Hélas, aucune sainte ne répara mes godasses que j'avais voulu sécher sur le poêle. La tige du soulier droit était raide et fendue. Impossible de marcher. Malgré mes demandes, je dus boîter dans mes croquenots cramés. Pour comble, on me nomma "F.M". Or le fusil-mitrailleur US, assez léger, s'enrayait très vite. L'anglais, plus lourd, résistait mieux, c'est lui qui m'échut, avec munitions en prime, vingt kilos pour le moins. Nous voilà faisant mouvement de nuit en forêt, sentier boueux, moi bientôt bon dernier puis tout bonnement semé, les pieds douloureux et boîtant. Heureusement, je vois bien la nuit et une neige mince venait de tomber. Sinon, on m'aurait retrouvé, après la guerre, ou bien j'aurais abouti chez les Frisés.

La division tenait, presque sans munitions, après de durs combats, un front de 42 kms avec des soldats dont plus de la moitié n'avaient jamais combattu. Rien qu'à nous voir, qui avec la bourguignotte de 1916, qui le casque américain, qui, comme moi, le casque anglais 1940, qui le béret basque, on aurait plutôt pensé à un défilé rétrospectif, aux Puces.

En attaquant le col de la Chevestray, vers Belfort, le 19 Novembre 44, mon gentil copain ex-tringlot Boinot sauta sur une mine, lors d'une progression-promenade. D'habitude, une mine coupe un pied. Là, ce fut le crâne. Le cerveau sur mes godasses. Attaqués sur leur gauche dégarnie, les Feldgrau qui avaient peu avant si bien résisté, décrochèrent presque sans combat. A ma surprise, j'avais tenu, les pieds en sang. Chacun sait depuis Stendhal que le deuxième pompe ignore ce que le monde entier connaît de la bataille qu'il livre. J'ai su, trente ans plus tard que, Mulhouse libérée à gauche et Ronchamp à droite, les Boches de Belfort étaient dans une vaste nasse dont ils tentaient de s'extirper avec rage. Une fois pris Auxelles-haut, Auxelles-bas, Plancher-bas et Plancher-les-Mines, on nous laissa en réserve à Auxelles.

Une autre unité, dans la boue et le froid, prenait Giromagny. Combats obscurs mais décisifs et acharnés, car les nazis se voyaient encerclés. Nous étions à l'unique sortie de la nasse, au goulot de la bouteille, sus-je plus tard. Notre général Brosset mourut pendant la bataille, sa jeep dans le ravin. Quoiqu'en dise l'histoire officielle, nous étions sûrs qu'il la conduisait, trop vite, et manqua un virage. Son chauffeur, l'acteur Jean-Pierre Aumont, s'en tira sain et sauf, malgré l'absence d'arceaux: éjecté.

Ramenés sur Vesoul, fin Novembre. On tenta, en vain, de m'y donner des responsabilités, il y faut des qualités dont je manque. Comment commander lorsqu'on se demande ce qu'on fout sur la terre ? Par contre, je fis connaissance d'une gentille institutrice, on se plaisait manifestement, mais on était si timides, tous deux. Elle confectionnait des "merveilles" (ou "oreillettes") avec maestria. Un régal. On s'écrivit longtemps.

13 décembre. La Division embarque en trains pour le sud-ouest. Arrivée à Marcillac-en-Blaye, entre Gironde et Charente-Inférieure, au pays des églises romanes, à 40 km N de Bordeaux, 60 SSE de Royan. Beau temps doux et clair dont les habitants n'avaient cure, n'ayant à manger depuis des mois que patates à l'eau ou au suif. Mais du pineau à seaux, qu'ils nous offrirent de bon cœur. Le pineau, c'est du moût de raisin avec du cognac, c'est doux, ça se boit comme de l'eau. Le soir même, les vignerons ravis goûtaient à nos richesses: vrai nescafé, chocolat, bonbons, biscuits. Si les Doryphores avaient fait un coup de main, on était cuits: Tous saouls comme grives. Certains s'étaient attelés au corbillard hippomobile municipal que d'autres escaladaient, parcourant le bourg au chant funèbre et solennel de profundis, morpionibus. Ex-FFI des Ardennes ou de Chambarand, chacun rivalisait avec application dans la résorption des excédents viticoles.

Comme de juste, au lieu de nous entraîner au combat, on fit marches et maniement d'armes, (mais en bras de chemise, il faisait si doux). Se retrancher, créer un point d'appui ou cheminer sous le feu, ça ne semblait pas connu de nos chefs. Sans doute pensaient-ils que "prrrrésentez...Harmes !" suffit pour s'emparer d'une casemate ou faire taire une mitrailleuse. Qu'il faisait beau ! On nous amena à Pons, 36 km SE Royan, pour la Noël. Quel Noël ! S'étant procuré deux oies, on avait bourré de fagots de brindilles le four du boulanger, versé un bon quart de litre d'essence et jeté une allumette. Une immense langue de feu jaillit, grillant pas mal de cheveux, quelques-uns des miens compris. Ensuite tout alla bien, les oies furent dégustées, le cognac remplaça le pineau avec des effets analogues. Nul historien de la poche de Royan ne mentionne ces exploits, car notre séjour fantôme se termina là:

Sans prévenir, juste à notre arrivée en pays de Cocagne, Von Runstedt lança l'offensive des Ardennes, prenant les états-majors au dépourvu. Le lendemain, mal dessoûlés, on nous embarqua presto en troisième pour une traversée ferroviaire express via Vichy. Un exploit après tant de bombardements et de sabotages: On passa les Vosges à Markirch (Sainte-Marie aux Mines) où l'on vit des fillettes skier, ça changeait des balades en bras de chemises dans la douce Saintonge.

C'était le 1er janvier. Gare nue et sinistre, neige épaisse: Schlesstadt (Sélestat), affiches boches encore sur les murs. On traverse la ville déserte, évacuée de tout civil. Le nom de chaque propriétaire en grandes lettres noires gothiques sur chaque fronton de maison. De temps à autre, un petit monticule: des cadavres de jeunes frizous, la peau verte comme leur tenue, entassés soigneusement, gelés.

L'ennemi tenait Colmar et menaçait Strasbourg. Nous étions dans une nasse, comme eux à Belfort. Mais on l'ignorait. Aucune perspective de renforts, les GI trop occupés à Bastogne. En outre, nous étions sous le commandement du général de Lattre, courageux mais - de l'avis du Haut-Conseil des 2e pompes - nul. On citait l'île d'Elbe, des chars lancés à la queue-le-leu et "allumés" les uns après les autres par les 88 des Panther Tigre embusqués et surtout, on l'a su ensuite, dans une région où les Vosges, l'Ill et le Rhin vont tous Sud-Nord, s'obstinant à des actions Ouest-Est coûteuses et inutiles. Ça fumait entre de Lattre et notre nouveau général Garbay qui voyait fondre ses effectifs sous les coups de boutoir boches en des batailles sans but. On enviait les gars de Leclerc. Nous, pauvres innocents, parcourions les rues désertes. Tant de neige. On se serait cru dans un film de guerre, en noir et blanc. Quel silence, quel contraste entre nos souvenirs de la Noël et ce fragment peu romantique, sinistre, de Germanie. Un dernier tas de Fritz et ce fut la campagne. Nous tenions, par -10, -15°, un avant-poste à la lisière nord-est. L'Ill était devant nous, gelé, les Haricots verts sur l'autre rive.

Lecteur, tu t'imagines de pauvres poilus grelottant dans des trous péniblement creusés dans la terre gelée. Erreur grossière ! Bien au chaud dans la cossue villa Meyer, (Meyer) nous dormions par 2 dans des lits douillets, à 14 mètres d'un bâtiment très sympa. Car plein d'immenses foudres de chêne d'un millier de litres chacun, étiquetés, pas en gothique: Traminer, Riesling, Sylvaner, Edelgewachs, Tokay… le rêve du troufion ! Un cinquième, plus petit: Pinot rouge (en Französich) et pas gelés, Gott merci !

 Le paradis des poivrots. Buvant en verres de cristal sur une nappe blanche, des seaux toujours pleins de liquides divins. Notre seul travail, monter la garde de temps à autre (nos sous-offs nous avaient montré où: côté ville, de façon à ne rien voir venir si les chleuhs venaient visiter). Il me semble que c'est moi qui eus l'idée - peu imitée - de me creuser à grand'peine une tranchée abri individuelle, pour le cas où... Ce n'est que lorsqu'une salve de mortiers nous tomba dessus que des copains me demandèrent si je n'y avais pas un petit coin de libre. Car nous étions mieux qu'en première ligne: en pointe avancée. A tel point qu'on n'allait chier que la nuit dans l'édicule au fond du verger, juste face à l'ennemi. Il fut bientôt impraticable, une pyramide de merde gelée sortant de la lunette. Personne ne chia dans la villa, solution pourtant bien plus pratique et bien moins périlleuse.

Autre problème, l'eau: il y avait, non loin, un puits non gelé, mais la rue pour y aller était bordée de jardins, faisant de nous des cibles idéales pour les gars d'en face. Par chance, sans doute faute de mieux, ils nous tiraient au 88 antichars. Pourquoi par chance ? C'est que la gerbe, très visible sur la neige, était très étroite, longue de cinq à six mètres, dirigée juste dans l'axe. Si l'obus à charge creuse te ratait de dix centimètres, t'avais rien. (Tandis que le mortier te tombe du ciel, et arrose 30 mètres carrés). Comme c'était là qu'on échangeait notre vin contre le kirsch dégoté par les collègues, les volontaires ne manquaient jamais. Moi, je profitais de la corvée d'eau pour me livrer à mes pillages habituels: j'entrais dans une villa, fonçais vers l'armoire à linge, soulevais la pile de draps en bas et à gauche et trouvais, immanquablement (alors que les nazis punissaient de mort tout possesseur) un bouquin français. Dont Les dieux ont soif d'Anatole France, qui fit mes délices. Mon pote Petit, l'Ardennais, me dit un matin que je me marrais tout seul en dormant, car dans le livre, le "jeu de cartes républicain" avec de nouveaux noms donnés à rois, reines et valets m'avait beaucoup amusé. D'autres, dit-on, cherchaient plutôt pièces et bijoux. Les ordures. Lorsqu'on me dit: Alsaciens, collabos, j'ai la preuve que pas tous, loin de là.

Une nuit, garde à un pont. Toujours avide de servir la patrie, épiant le moindre bruit, j'entends craquer la glace et suppose une patrouille, sans doute en train de se faufiler vers nous, par l'Ill gelé. Comme un idiot, au lieu d'agir à coup sûr, je balance une grenade à manche boche vers l'endroit suspect. D'habitude, elles foiraient. Pas là. On accourt, rien. Le lendemain, explication: la débâcle, les glaces fondaient en s'entrechoquant. Le soir d'après, une lumière au loin. Là aussi, faute de moyen de communiquer, je soupçonne des signaux. (Mais un signal clignote) Je tire sur la lumière. On vient. Là, on ne peut nier, il y a bien anomalie. Le lendemain, on put savoir qu'un Sélestadien étourti, un seul, en éfacuant, afait ouplié de fermer son compteur. Or, toujours industrieux, les électriciens alsaciens avaient rétapli le courant. Là aussi, pas de félicitations. Nous eûmes la lumière électrique dans notre poste avancé trois étoiles, mais on me prit pour un emmerdeur dépourvu de sang-froid. A juste titre. Sans doute aussi pour un trouillard. Là, à tort. Fallait nous expliquer avant, rétorquai-je. Moi qui rêvais d'être un héros et descendre des tas de nazis, n'en vis pas un seul de toute la guerre, sauf un, capitulant. Ou morts.

On est bien restés dix jours dans ce paradis. J'appris bien plus tard que notre mince cordon d'amateurs inexpérimentés était le pivot d'une manœuvre désespérée des boches. Qui faillit réussir, échouant plus grâce au hasard qu'à notre action: Tandis qu'on attendait l'ennemi, celui-ci avait isolé deux bataillons le long du Rhin et progressait le long de l'Ill, déjà à mi-chemin de Strasbourg, jusqu'à Erstein. Avec 50 superchars lourds Jagdpanther et Tiger presqu'invulnérables (20 cm d'acier et béton !) ne faisant qu'une bouchée de nos Sherman, rapides mais moins blindés. Il détruisit en 4 jours notre BM 24 à Obenheim. Nous étions joués, comme des guetteurs le long d'un mur, alors que les bandits marchent tranquillement de l'autre côté, bien à l'abri. Du coup, ordre de marche. Vers le 18 janvier, on part pour un petit village, Sankt Pilt, Saint-Hippolyte, au pied du Haut-Königsburg. Le vin blanc coulait à flots dans nos gosiers. Un figneron nous raconta qu'afec teux ou trois fieux flinkots, les retraités locaux avaient fait croire aux Poches que le fillage était lipéré par les Américains. Mais lorsqu'ils arrifèrent pour de frai, il fallut leur enfoyer un kosse avec un trapeau plan pour leur temanter d'arrêter de les canonner.

Nous lui offrîmes nos trésors alimentaires amerlos. Il nous offrit choucroute et patates. On était encore plus loin des Allemands qu'à Sélestat. Enfin, vers le 25, on repart vers l'est et arrive en forêt. Au soir, on s'installe dans une clairière: construction d'abris. Couper des branches, creuser la neige. Distribution d'oranges, les premières depuis longtemps. Non loin, brève fusillade. Au même moment, deuxième "blessure de guerre": ratant ma bûche, un coup de scie sur l'index droit, simple égratignure. Vite pansée. Vers deux heures du matin, réveil. Il neige. Par -20°, on marche dans cette forêt, l'Illwald. Ayant lu des récits du front russe, j'avais dégraissé mon flingue, Remington 1917, et marchais crosse en l'air pour que la neige n'entre pas dans le canon. Personne ne m'imita. A l'aube, on nous aligne en tirailleurs à l'orée du bois devant une vaste étendue blanche. Comme à Verdun, on nous fit passer des gourdes de gnôle. Mélangée, comme à Verdun, avec de l'éther, au dire des buveurs, car nous fûmes nombreux à refuser. Au coup de sifflet, on s'élance au petit pas dans l'épaisse neige fraîche. La trouille au ventre. Notre sergent si vache n'arrivait pas à progresser droit, obliquant sans cesse. Il fallait le remettre dans l'axe sans arrêt. Pour un peu, il se serait débiné. Ouf. On parvient à une autre forêt sans encombre (on avait traversé un champ de mines, mais les dix centimètres de neige gelée surmontée de 20 cm de neige fraîche nous sauvèrent). Progression sous bois. Rafale de mitrailleuse lourde. Enfin le combat ! Tout le monde épaule sans rien voir, sauf moi, échaudé par mes tirs au jugé. Deux fusils, bouchés par la neige, éclatent comme fleurs d'acier. Les autres, tous gelés, ne percutent pas. On aurait attaqué avec des bâtons, pareil. Seule arme utilisable, mon flingue. Du coup, tous m'apportent leur armement, mausers, carabines, mitraillettes, que je démonte en un tourne-main, dégraisse, débouche, remonte en série. Faut dire qu'à mes moments perdus, je démontais et remontais les yeux fermés un FM américain, allemand ou anglais en quelques minutes. Pour passer le temps. Des fois, ça sert. Cette unique première rafale fut pour nous la dernière de la guerre.

Après ça, on poursuit notre avance en tirailleurs et arrive devant un bras de l'Ill, gelé, personne n'ose s'y risquer. Heureusement, 100 mètres à droite, Itzvikof, le grand Russe blanc, découvre une étroite passerelle de planches, avec une simple ficelle pour rambarde. Il s'y engage avec précaution, je le suis. On arrive devant un abri rudimentaire d'où émerge un manche de pelle, une chaussette sale pendouillant au bout. Itzvikof s'approche tandis que je le couvre l'arme au flanc, comme dans les films de covebois. La chaussette pleurniche: "Panie, ia Polski (Monsieur, je suis Polonais) Encore un polaque. Je tire sur la pelle et extrais un superbe vert-de-gris: Mon seul Allemand était un Polonais, enrôlé malgré lui, comme Itzvikof put s'en assurer après un bref échange. Psia krew (sang de chien = merde)

On est restés là plusieurs jours, dormant à neige sur nos capotes, le casque pour oreiller, grâce à nos caleçons longs et nos snow-boots américaines, enfilées sur les grolles, qui nous gardaient les pieds chauds. Nul ne s'enrhuma. Puis vint l'ordre de progresser au-delà de notre pont. Là, on découvre nos camarades de la malheureuse 2e compagnie, morts, verts et gelés, à côté des peaux d'oranges qu'on nous avait distribuées le soir où l'on entendit cette brève fusillade. Un groupe de SS les avait surpris, tué la moitié, les autres prisonniers, presque à notre insu. Déjà, sur le toit de la ferme voisine, les paysans s'empressaient de remplacer les tuiles pour ne pas gâcher les charpentes. Ils nous dirent que la plupart des Poches étaient partis vers Shtraspourk, depuis longtemps. (Quatre jours ! Pendant ce temps, de terribles combats avaient décimé l'armée d'Alsace et surtout notre division)

La 1e DFL, les Français libres au combat d'Yves Gras (Presses de la Cité) explique que notre matériel nous était réparti par de Lattre, qui ne nous aimait guère. D'où abondance de flingues 1917 périmés. De même, à nous les missions imbéciles et dangereuses. A Toulon, alors que DFL et FFI avaient fait l'essentiel, ils furent écartés du traditionnel défilé de la Victoire qui permettait aux chleuhs de se replier sans gros dommage et se fortifier plus loin. En Alsace, il lui fallut "la garde au Rhin", chargée de symboles, laissant la trouée de la vallée de l'Ill presque dégarnie au lieu de la verrouiller. Dans les Vosges et au début de la bataille d'Alsace, on avait perdu plus de 120 officiers, des centaines de sous-offs expérimentés. Ceux qui restaient: trop "bleus", ou trop vieux. Du coup, on nous ramena sur Saint-Hippolyte, où l'on put visiter en vitesse le Haut-Koenigsbourg: peu à voir, mais on reconnut le décor de "La grande illusion". A présent, je me fournis tous les ans en vins d'Alsace chez un descendant du vigneron courageux, Muller-Koeberlé. De l'avis général, il est fort bon.

Pour changer, chantons. Nous, ceux d'Afrique, connaissions J'ai pas tué, j'ai pas volé, chanson russe.

Une anglaise You are my sunshine, my only sunshine, une américaine: She'll be wearing silk pajamas when she comes, une espagnole Besame mucho, une argentine: Caminito.

 Les FFI : Quand Matteo, le jeune Corse; Le gaucho qui chemine (sur l'air que chantait Maman en 1930: Dans les bouges la nuit. Mes 3 préférées: "Elle s'appelait Marie des Anges, de son vrai nom, Marie Durand", "La fille de joie est belle" et surtout "La pluie s'arrête, et découvrant l'horizon". Celle là, que je n'ai plus entendue, m'évoque les nuits de garde en Haute-Patate, au pied du ballon d'Alsace. Notez que ce fut la mode des gauchos et de la pampa: les cow-boys ne plaisaient pas aux Boches.

J'oubliais les chansons de marsouins: Pour faire un soldat de mari-ine; Ah quelle triste vie que celle de marsouin ; Il est sur la terre africaine .... On ne faisait pas que chanter et du maniement d'armes. Je fus, plusieurs fois, volontaire pour patrouilles de nuit derrière les lignes adverses: Dangereuses promenades sans être repérés, mais sans rien repérer. Point final.

Nous dûmes quitter nos bons vignerons pour Friesenheim, sur le Rhin. Que venait de quitter le régiment du Tchad de la 2e DB, où se trouvait mon frangin, entrevu au loin. Autre paysage. La neige a fondu. Une énorme coupole de béton, reste de la ligne Maginot, au centre d'une plaine marécageuse qui nous sépare du fleuve. Hélas, si giboyeuse qu'il est dangereux d'aller au ravito lorsque sifflent de toutes parts des balles destinées à lièvres ou faisans (Heureusement, toutes rataient. La seule qui réussit fit du pauvre lapin bouillie sanguinolente)

"Notre" petite casemate était au bord de l'eau. Nommé "faisant fonction de caporal" jamais je ne sus me faire obéir, à ma honte. Résultat, je montais la garde et me tapais seul les corvées, tandis que mes 5 ou 6 flemmards se foutaient de moi. Un jour, j'entrevois une barque dans la roselière. Toujours aussi bête, avec une pelle pour pagaie, je m'aventure sur le courant. Heureusement, un souvenir de Veneux-les-Sablons me fît amarrer une longue corde à la barque. Le courant, grossi par la fonte des neiges m'aurait volontiers envoyé en Hollande. En manœuvrant habilement, j'arrivai dans une morte-eau juste quand passait le capitaine Jean Perrin. Je lui expliquai que j'avais voulu vérifier si on pouvait passer sur l'autre rive sans moteur. A mon avis, impossible. Courant trop fort.

Le lendemain, relève: la "Brigade Alsace-Lorraine" d'André Malraux. Le soir même, les Chleuhs, sans moteurs, passent le fleuve sur des barques toutes encordées, lancent une grenade par les meurtrières (non gardées) des casemates et les bousillent tous. Moi qui m'égosillais à expliquer à mes gars qu'ils avaient tort de monter la garde à l'entrée des casemates, mais devaient tourner autour, j'avais eu raison, cette fois. Sauf pour le Rhin infranchissable.

Après ça, re-retour à Saint Hippoiyte et ses choucroutes au vin blanc. A Strasbourg où je fis un saut, un boucher m'offrit, miracle, une paire de saucisses, les premières depuis longtemps (à part les puantes de 40). Et je repartis en perme, à la recherche du frangin. Lesté de bonbons et biscuits, je descendis, je ne me souviens plus comment, jusqu'à Saint-Agrève, juste entre Valence et Le Puy, à la frontière entre Haute-Loire et Ardèche.

Pays de camisards où les derniers FTP continuaient à circuler armés en tractions avant, dans les routes bordées d'énormes congères, alors qu'il faisait partout un temps radieux. Mais si la neige était comme en janvier 45, les FTP comme en septembre 44, le ravitaillement, lui était comme en 43: rien à becter. Pain de maïs. J'avais déjà envoyé plusieurs colis, sans réponse. J'arrive à Meyfraiche-Devesset, auprès de qui Saint-Agrève faisait penser à Miami: un plateau froid et ras. Jacquot était à Evian depuis belle lurette. Il m'expliqua, bien après, que le père était très bon, mais la mère lui fauchait ses rations pour son fils chéri. Ils lui ont sauvé la peau au risque de la leur, qu'ils se soient payés en bonbons n'était pas cher, mais me mit en rogne. Je n'avais plus qu'à poser une perme pour Evian.

La 2e DB était en Allemagne. Je dus rejoindre mon unité... sur la Côte d'Azur, Notre général Garbay, excédé par de Lattre, préférait ça plutôt que supporter ce matuvu. En outre, De Gaulle voulait récupérer des vallées cédées par Napoléon III à Victor-Emmanuel Ier qui y avait ses chasses. De Gaulle avait-il une arrière-pensée ? Rêvait-il de Lombardie et Tyrol comme champs de bataille ? Le nord de l'Italie fut jadis l'Insubrie gauloise. Ce front alpin était défendu par un nazi fanatique qui résista comme un dingue.

A peine arrivé, en jeep, à Castillon, puis à Sospel, je rejoignis ma compagnie sur une crête dominant la ville italienne d'Olivetta. On devait relever des Japonais.

fin de "17 - Haute-patate"