14 - adieu, douce Europe

Chaleur, chaleur. Les Madrilènes sirotaient anis del mono (singe) Nous, on préférait les natas, délicieuses glaces à la crème fraîche et la horchata (orgeat ?) Dans les bodegas, les portefaix livraient du vin dans une énorme peau de bouc, comme dans l'antiquité. Au-delà du Manzanares, la campagne. A présent, on voit des gratte-ciels, rascacielos, là où j'ai vu un paysan monté sur une planche incrustée de silex, tirée par une mule, dépiquant son blé comme au temps d'Hésiode. Par ignorance, on préférait coñac et champañ, mauvaises imitations, aux crus authentiques pourtant inégalables, Jerez et Rioja. Dire que ces misérables du Ministère des Anciens Combattants ont eu le culot de refuser d'intégrer cette période de souffrances atroces dans le calcul de nos campagnes ! J'en bous d'indignation ! (tous n'eurent pas notre chance)

La presse locale: ABC, Hoja del Lunes, la Codorniz (caille) revue genre Canard Enchaîné, avec un très bon caricaturiste, était de moins en moins pro-nazie. L'hebdo "sérieux", el Español, plus comique encore, démontrait sans complexe que le sud de la France était espagnol, que le sud de l'Italie devait tant à l'Espagne qu'il était espagnol, comme Alghero, ville catalane de Sardaigne. Et que Cristobal Colón (Christophe Colomb) était Génois d'origine espagnole. Nulle de ces élucubrations hystérico-historiques ne déplorait les horreurs en Amérique ou les bûchers de l'Inquisition. Par contre, ignorant que les Bonaparte descendaient peut-être de "faidits", cathares émigrés en Aragon, les "Bonpart", ils n'avaient pas annexé Napoléon, si populaire en Espagne (comme croque-mitaine).

C'était la grande bataille de chars du saillant de Koursk, première "offensive en tenailles" nazie stoppée, puis anéantie par l'Armée Rouge. Déroute boche en Tunisie, le 13 mai. Un mois plus tard, le roi d'Italie vire Mussolini. La veille, invités à l'ambassade anglaise voir un film sur El Alamein, avec bag-pipers écossais et cornemuses en tête des troupes. Papa, en plaisantant, prédit qu'on servirait gin et whisky, boissons fabuleuses qu'on ne connaissait que par les livres. On y eut droit, et même à nos premières vraies pistaches.

Madrid: calme et propre (gare aux jeteurs de papier), nombre énorme d'ascenseurs, presque partout, alors qu'à Paris, même dans les beaux quartiers où je livrais mes fourrures, c'était l'exception. Nombreux trams, rapides, beaucoup modernes et confortables. Hélas, bondés. Moi si fier de n'avoir pas eu de poux au camp où ils grouillaient, c'est là que j'en attrapai, dans la plus belle avenue de la ville, l'ex Paseo de la Castellana rebaptisé avenida del generalisimo Franco.

Au lieu d'aller au bal et faire la cour aux filles, toujours aussi con, je préférais admirer (gratis) au Prado les Jérôme Bosch, les Goya et surtout les Greco, que je ne me lassais pas de voir et revoir, sans oublier Velazquez, Murillo ou Ribera. Pas la foule, on pouvait voir autre chose que des touristes.

On se "baignait" dans les vingt centimètres d'eau du Manzanares, aux rives dénudées envahies par la foule. La pénurie forçait les pudibondes Castillanes à laisser aller nus les moujingues des deux sexes, dont certains, ça se voyait, frôlaient la puberté, et pisser à la vue de tous, car pas un buisson. Alors que les bonnes de la pension se voilaient les yeux lorsqu'elles nous voyaient torse nu ! Sur ces rivages caillouteux, Papa, malgré mes avertissements, attrapa un monstrueux coup de soleil, qu'Inès soigna illico d'une vinaigrette à l'huile d'olive. Guérison immédiate. Je l'ai souvent pratiqué avec succès sur d'autres victimes: ça abaisse le pH cutané..

Autre souvenir: Dans un bistro, croyant ne pas être compris, deux Français déblatéraient contre ces sales étrangers d'Espingoins qui... Je me fis passer pour Espagnol et leur fis timidement remarquer que c'étaient eux, ici, les étrangers. "Si vous détestez tant les sales étrangers, j'ai une adresse, il y en a des tas qui font du tourisme en ce moment derrière les Pyrénées. Allez donc le leur dire, pronto (vite). Ils auraient dû tâter de l'accueil suisse, ou celui de nos gardes-mobiles de 1939 aux réfugiés vaincus du Frente Popular ! Polonais comme Espagnols avaient même opinion de nous: lizo pizdy, lame-coños (lèche-cons) Envie ou réprobation ?

Question: En Espagne, Afrique, Italie, de jeunes Français, souvent peu instruits ou même très peu, apprenaient vite la langue locale, alors qu'on dit chez nous, en Occitanie: Un gonze qui parle trois langues, c'est un polyglotte, deux langues, un bilingue, celui qui n'en parle qu'une, un Gavache" (Français du nord de Bordeaux) Plus ils étaient diplômés, moins bien ils parlaient. Question d'oreille ? Je n'en ai guère, avec un accent à couper au couteau. J'ai toujours espéré qu'un pédagogue observerait ce phénomène, mais lorsque j'entends massacrer anglais ou allemand, je me dis que les pédagos doivent être occupés ailleurs.

André s'en tient à sa théorie: "Rien ne vaut, pour assimiler rapidement une langue étrangère et ses finesses, les "dictionnaires à cheveux longs".

Nous, les jeunes abrutis de la pension, avions fait grand effort sans réussir à faire dire aux Conchitas, au lieu de muchas gracias, "merci beau cul". Incapables de prononcer le son "u": "Mairsi bokyou" ou, pire, "merci beaucoup" ! Grosse déception. C'est l'une d'elles, Inès, qui m'apprit les hymnes franquistes détournés.

Un matin, sur un banc du parc du Retiro, mon voisin engage la conversation, et me devinant Français, m'avoue en confidence qu'il admire el general des gars houillers. Il me fallut un certain temps pour reconnaître de Gaulle prononcé à la castillane. A la télé, nos journalistes, eux, massacrent non seulement les noms étrangers (Valparézo pour Valparahisso, Bùénozéreu pour Bouenossahirès) mais français: Jenmarque pour Jean-Marc, verdicteu pour verdict, chèpetelle pour cheptel, etc...A hurler.

Toujours révolté, Papa organisa une manif anti-poisson à la pension. Convoqués par le directeur, en chemise bleue de la Phalange, assis devant un impressionant ratelier d'armes diverses qui m'intéressèrent beaucoup, on fut virés. Rétrospectivement, on eut de la chance de ne pas être re-emprisonnés ou expulsés direction Auschwitz.. Merci, vainqueurs de Stalingrad et Koursk. Le Joint **,....

note du webmaster:

vous l'avez constaté le rédacteur de ces ouvrages est pour moi le prototype parfait de "bobo" bourgeois moderne, écolo anti religieux......et parfoit assez ignorant. Les juifs diraient "un assimilé". Il vient de faire là une erreur typique de tels énergumènes (c'est lui même qui se définit ainsi): 

Cruelle injustice, LE JOINT n'est pas une organisation quaker (secte protestante) mais JUIVE américaine. Discrètement (ceci en est la preuve) elle a su être là souvent au bon moment. Elle s'est certainement fait passer pour Quaker pour échapper à l'anti sémitisme espagnol, l'auteur aura à d'autres occasions une aide discrète. 

LE JOINT, Organisation américaine, 70 ans après j'ai apris qu'elle a contribuer à sauver mon père (.....que l'auteur de cet ouvrage connait très bien) en réussissant à faire parvenir son aide au coeur même de la France quadrillée par les auxilaires des nazis, JE LUI DOIS DONC MON EXISTENCE. 

Des milliers d'européens on put échapper à la mort nazie grâce à ses interventions discrètes au bon moment sans qu'ils le sachent.  

Merci le JOINT   

 

..... organisation quaker américaine*(le webmaster : sic sic sic !!!!!!!) qui s'occupait de nous, apatrides, finit par nous trouver, Bravo Murillo, 24, dans le quartier populaire de Cuatro Caminos (les Quatre chemins) dont parlait mon Blasco Ibañez (dont je n'arrive pas à retrouver le titre), un petit logis gentil, loué par de bons fascistes (les autres étant morts ou en taule). On faisait nos emplettes au marché, plein d'odeurs exotiques redoutées de papa. On y apprit qu'une libra c'est 400 gramos, pas 500. Et à ne pas confondre reales, perras chicas, perras gordas (25, 10, 20 centesimos)

Peu de mendiants, mais des mutilés vendant des billets de loterie. Les maçons travaillaient avec des couffins sur des échafaudages en bambou. Ni vols, ni agressions. Vu le climat et les nombreux jours de fêtes, on se serait cru en vacances éternelles. Je regrettais moins les plats imprévus, même si trop "poissonneux" de la pension Ivor, que mes copines, Inès, l'ex-taularde et ses chants interdits, Pilar la petite bourgeoise, déjà bourrée de préjugés, très choquée par mon athéisme et mes allusions anti-franquistes. En revanche, rue Bravo Murillo, une voix de cristal chantait l'air à la mode: Vengo del país de Faraón, y soy del pueblo de Salomón.... Lo mismo que el sol, lo mismo que yo.. L'Andalousie....

Un bruit nous mena à la gare d'Atocha, où s'arrêta le convoi n° l. André en était. On s'embrassa, se parla. Parmi les autres Français se trouvaient trois jeunes gens qui souriaient d'entendre nos bavardages bêtes et prétentieux (comme ils me le dirent plus tard) c'étaient mes futurs copains de guerre, depuis la Tunisie jusqu'aux Vosges.

A force d'intrigues, Papa finit par être reçu par le colonel Durand, le traitant d'agent de Vichy (en réalité espion nazi) devant les difficultés qu'il nous faisait à rejoindre l'Angleterre. Il finit par dégoter un Mr Larquey (rien à voir avec le cagoulard du Nouvelliste de Lyon), ex-député, qui nous trouva une place dans le convoi N° 2. Enfin, vint le jour où il fallut dire adios aux calamares et œufs frits. Non sans regrets.

Le 17 août 43, 3ème anniversaire de la pauvre Ginette, nous roulions vers Tolède, que j'aurais tant voulu visiter, puis l'Estremadure. On parlait tant qu'on regardait peu le paysage brûlé de soleil. Au Portugal on nous porta du pain blanc comme plâtre, en briques. A la gare d'Entrocamento, des paysannes pieds nus dansèrent, spontanèment, en notre honneur, ce qui nous émut beaucoup. On apprit à dire obrigado pour "merci". Le soir, Setubal, sans visite. On nous planqua dans une crique, où, assis sur les galets, nous attendîmes tard dans la nuit.

Le Sidi-Brahim, honneur de la marine française, arborait l'Union Jack. Ex-moutonnier, le confort plus que sommaire était compensé par la perspective d'être torpillés. Sitôt sortis des eaux portugaises, le drapeau tricolore fut hissé sous les acclamations des Itzvikof, Perez, Lévy, Rozenszweig et autres fiers Gaulois. (Il y en avait tout de même, moins de 90 %: une broutille). Conversant, je me liai avec Rafael Gavilanes. Fils de républicain, expédié comme "volontaire" par les franquistes, il avait appris le français à Halle, en Bochie. Pour ne pas y retourner, pendant une perme, il échangea ses papiers avec un Français trouillard. Il pensait que les flics le réexpédieraient en Bochie. Ou le coffreraient.

Le vieux rafiot surchargé navigua sans escorte, sauf, la nuit, celle des méduses géantes phosphorescentes. Par chance, la mer fut d'huile, et les amateurs de torpillage déçus. Embarqués le 18 août, on ne débarqua que le 25. A Casablanca (Maroc), pas à Londres.

A peine à terre, on nous enferma à la caserne Malakoff, dans le camp de Médiouna.

Dans les escaliers, surprise: Un immense portrait de l'agent nazi Pétain. Personne n'osa le déchirer, ni protester. Etions-nous tombés de Charybde-Laval en Sylla-Darlan ? Un général vint nous faire un discours, nous promettant une médaille des Evadés que j'attends toujours. Sommaire Conseil de révision. Cette fois, je me prétendis Français, pas question de Légion ni de Sidi-bel-Abbés. Rafael fit de même, sur mon conseil. Je lui conseillai de contacter le BCRA (espionnage) pour dire ce qu'il avait vu à Halle. En tant qu'allié d'Hitler, il avait travaillé dans les endroits secrets où le précieux et irremplaçable catalyseur était stocké: là se trouvait le cœur, le point faible de la puissance boche: Presque TOUTE l'essence synthétique y était fabriquée avec du charbon. Ce n'est qu'en fin 44 que l'usine Leuna fut bombardée au bon endroit, grâce à quoi l'offensive nazie des Ardennes échoua faute de carburant. Pourquoi ce retard ? Manque de coordination, objectif trop lointain ?

 

Les recruteurs, tous "Giroflées", voulaient nous aiguiller sur l'armée Giraud. En ce temps-là, chers petits-enfants, il y avait en Afrique quatre "races" de civils: les "Ratons" (indigènes) sales, fainéants, voleurs, bêtes, jouant faux et massacrant la langue des "civilisés", le pataouète. (Argot franco-arabe de Bab-el-Oued). C'était eux qui bossaient dur et faisaient tous les boulots pénibles. Sans eux, on serait morts de faim, mais eux mouraient de faim. Ensuite les Juifs, fort mal vus, car Juifs, ce qui est incurable. Parlant arabe et français, ils étaient cependant indispensables. Autre défaut, ils avaient du mal à pardonner aux arbis (Arabes) comme aux n'sranis (chrétiens) les gentils petits pogroms tout récents.

A l'étage au-dessus, les Frankaouis, naïfs enfants de la Métropole, croyant à la démocratie, à l'égalité, incapables de comprendre "l'âme africaine" et poussant la dépravation jusqu'à dire Monsieur ou Madame à de vils "bougnouls" ou "fatmas". Enfin, la race supérieure, les Pieds-Noirs, ignorants, prétentieux, cons à bouffer de la bite, la plupart d'origine maltaise, italienne, espagnole, naturalisés en cinq sec que les Arabes (in -naturalisables, eux) appelaient les "Français-un-franc" prix de l'indispensable papier timbré. Picoleurs, vulgaires, rapaces, il y avait quant même une nuance, les plus abjects venaient d'Algérie. Ceux du Maroc et de Tunisie étaient un cran plus décents. Au demeurant, les meilleurs gars du monde, chaleureux, gais, hospitaliers, très courageux au combat.

les deux frères et le père

Pour les troupes, outre les unités Amerlos, Polaques, Rosbifs (English), Anzacs (Australie, Nouvelle Zélande, Canada, Afrique du Sud), il y avait les deux armées françaises. Nous, les Fous Furieux Libres (FFL, Forces Françaises Libres), les gaullistes, chouchous de Churchill, et l'armée Giraud, les Giroflées, très pétinistes, ralliés depuis l'assassinat de l'amiral Darlan, choyés par les Ricains. Rassemblés dans la cour de la caserne, de fringants spahis, sortis tout droit des films d'avant-guerre, équipés de chars Sherman et de Jeeps vinrent nous racoler sans succès. La consigne était de demander la déjà glorieuse 2e DB (notre 1e DFL fut toujours la Cendrillon de la gloire et des medias). Du coup, on nous re-foutit en wagons à bestiaux, direction Dellys, à côté d'Alger. Nous n'avions pas mis le pied en sol civil.

A présent, en novembre 2005, je dois faire un lourd aveu: Non seulement j'ignore le jour exact de ma naissance, 2 ou 10 août 24, mon "vrai" prénom: ילפנ, שריה, (Naftali, hirsh), Hirsch, Giršas ou Henri, mon vrai nom, גרובמאה, (H..rg), Гамбург, G....gas ou G   ..rg, mais en outre, jamais je ne fus soldat, car j'ai fait, en uniforme et casqué, toutes les campagnes, souvent en première ligne et en tête, sans avoir jamais signé le moindre acte d'engagement. J'aurais donc pu, en théorie, dire: "Salut, M'sieu, dame, j'en ai marre et j'fous l'camp". Bien sûr, on m'aurait fusillé, mais illégalement !

Voyage en wagon à bestiaux, long, sans trop d'histoires. Sauf au départ. Trois ou quatre abrutis voulant jouer aux caïds, insultaient les plus timides. Nul ne mouftait. L'un d'eux se moqua de l'accent de Papa, qui s'approcha des barreaux Ø 12 qui fermaient le fenestron, les écarta comme du chewing-gum, les redressa et se tourna vers les emmerdeurs en leur demandant poliment s'ils voulaient essayer. J'étais stupéfait. Les autres aussi. Les connards se firent discrets. Papa débarqua à Alger, y devint infirmier à l'hôpital Maillot où ses pansements appris du temps des Polaques furent très appréciés. Les médecins, jeunes et rares, lui demandaient parfois conseil pour furoncles et plaies, ses grandes spécialités. Moi, je continuai la route. A Dellys, j'entrevis le frangin en treillis amerlo vert. Embarquement en camions pour la Tunisie. Premier couscous de ma vie à la caserne d'Orléansville. Promenade accélérée à Constantine, vue sur les gorges du Rummel. Arrivée avec Rafael jusqu'à Nabeul (Tunisie), apprenant de lui bien des chansons françaises comme espagnoles à la mode. Il fut versé, eu égard à son tri-linguisme et sa connaissance des sites où se fabriquaient caoutchouc comme essence à partir du charbon (secrets que nul n'a retrouvés), au BCRA. Je l'ai rencontré, aspirant, deux ou trois mois plus tard.

Moi, ajusteur, fus affecté au Train, le service des transports, 103e compagnie. Une olivaie sableuse, à Grombalia, au sud du cap Bon, dominée par le Bou-kornin, la montagne sacrée à deux cornes des Carthaginois. La mer était proche, les vagues violentes sur la grève.. Je pus m'y baigner deux ou trois fois: les loisirs étaient rares. Un canon automoteur italien jaune, avec son mini canon à champ ultra-réduit, témoignait des combats récents. On reçut shorts très longs, molletières à rouler sur les croquenots (hindous) une saharienne, le calot british et le casque en assiette à soupe.

Avec nos cartouchières en toile, on avait tout des Tommies, des Rats du Désert. Même le thé et les cigarettes Players, navy cut.

Les anciens attendaient impatiemment qu'on cueille et goûte les olives, mais à Cantallops j'avais appris à les respecter. L'encadrement était "vieille France". La troupe bien moins: majorité de Juifs algériens et tunisiens, quelques pieds-noirs d'origine italienne, des déserteurs giroflées, très appréciés car les seuls à avoir une expérience militaire, puis nous, les évadés, avec des noms fleurant bon le Sentier et la rue des Rosiers, quoique beaucoup s'étaient munis de blazes moins compromettants: Couderc, Leblanc, Desaix, Barbès-Rochechouart, etc... Inutile de dire que sous-offs et officiers étaient rares parmi nous, les Juifs. Sauf un margis (maréchal des logis = sergent) Gamburg, banquier, dont l'expérience et la compétence étaient fort appréciés des officiers jeunes et mal formés. Il n'était pas mon parent. Après la guerre, il me prêta de l'argent dans des circonstances pénibles. Qu'il en soit remercié. Le seul gradé juif.

Nos camions jaunes aux allures de bouledogues, Ford et Chevrolet-Canada, étaient sans phares, pare-brises, feux: Vétérans des batailles du désert, certains roulaient encore en 49 avec leurs pneus d'origine. On découvrit les "bidons boches", en anglais Jerry (German) cans. Très pratiques, stockables et bien plus faciles à manier que les fûts de 200 litres. Les Anglais les copièrent. Les Amerlos voulurent les améliorer en les compliquant, remplaçant le commode goulot verseur à came par un bouchon à vis vaseux.

L'instruction militaire fut un scandale. Nous qui voulions apprendre à utiliser toutes les armes modernes, alliées ou ennemies, connaître les tactiques d'embuscade, de patrouille, d'aménagement des positions, du combat rapproché ou des façons d'assurer des liaisons de fortune, on nous apprit avec de minables flingues anglais coup par coup, le maniement d'armes en 3 temps, alors que les Giroflées le faisaient en quatre, présenter armes, défiler au pas, demi-tour droite et autres stupidités valables à Monaco ou au cinéma, pas en guerre. En réalité, officiers et sergents ne savaient que ça et peu d'autre.

C'est de nous-mêmes et presque clandestinement qu'on s'entraînait à monter et démonter les armes allemandes, anglaises ou américaines qui nous tombaient sous la main. Les yeux bandés de préférence.

Mais on nous apprit à conduire et je passai mon permis du premier coup.

J'aimais monter la garde, admirant le ciel tunisien, les cornes de la montagne de Tanit, le Bou Kornine. Le matin, conduite, avec de temps à autre arrêt pour piquer chacun une orange ou une grenade dans les plantations, avec assentiment des proprios (ritals). Pour dormir, chacun ayant une demi-toile de tente, je fus "accouplé" à Rivano, italo-pied-noir de Souk-Ahras, très gentil. On était un peu à l'étroit. Les anciens, ingénieux, avaient donc creusé le sol pour loger leur abondant matériel. On les admirait et les enviait. Peu après notre arrivée, de garde comme tout bleu qui se respecte. Longue mitraillade. Il grêlait sur mon casque, des grêlons comme des olives. Je m'abrite sous un olivier et sitôt relevé, vais roupiller la conscience tranquille. Matin radieux. Nous, les bleus, n'avions aucun dégât. Horresco referens (je frémis à le raconter): Les excavations des anciens avaient capté tous les ruissellements, ils tentaient de repêcher leurs trésors noyés.

Je m'étais fait 3 copains, Tible et les frères Emile et Henri, ceux qui nous avaient écouté à la gare de Madrid. Ils étaient, me dirent-ils, trotskystes, parisiens de la place des Vosges. Très mûrs et intelligents, ils jouaient au bridge, aimaient Duvivier, Gabin, Les Visiteurs du soir. Je me sentais bien avec eux, loin de la vulgarité et de la brutalité de la plupart. En outre, jamais prisonniers, ils avaient bien mieux que moi profité de la vie intellectuelle de Barcelone, de cabarets en cinémas, connaissaient toutes les chansons à la mode là-bas, Nostalgia, Quiero emborrachar mi corazon, Carolina, La arena del mar, comme les dernières chansons de Paris. J'avoue sans honte que je me sentais auprès d'eux comme un petit frère et les accompagnais à Tunis en permission. On se baladait rue Bab Azoun ou Malta Sghrira, au mellah (ghetto juif, l'un des pires du monde où la misère et la tuberculose tuaient un peuple, dans l'indifférence totale des "autorités") Le matin, on achetait des beignets enfilés sur un jonc, à midi, on mangeait "au marché noir" pour 5 francs, dans des appartements juifs.

Le soir, pour 50 centimes, à la NAAFI, la cantine anglaise, on avait un thé au lait et un cake. Curieux, ces amis goys qui avaient presque plus de connaissances que moi sur le judaïsme. Dans leur quartier, ils avaient tant d'amis juifs... Moi, naïf, je les croyais.

Un jour, on nous équipe de pied en cap, et en route pour le cap Bon, au pied du djbel Bou Kornine, fouiller des meshtas à la recherche d'armes allemandes cachées, distribuées par les Boches avant de rembarquer. J'étais depuis longtemps indigné du traitement réservé à ces dépossédés: Pieds-noirs se vantant de rouler avec une pelle dépassant sur le côté pour assommer les malheureux piétons indigènes, ou fiers de leur voler leurs chèvres, leur maigre bien. Je me disais que si des Tunisiens voulaient nous foutre dehors, ils avaient raison: Ils ne nous avaient pas plus invités que nous les Fridolins. Si encore on était venu leur enseigner justice et fraternité. C'était l'inverse. Nombre de ces armes qui traînaient entre el Alamein et Bizerte ont dû servir, c'est probable, à venger les massacres de Bugeaud et autres sabreurs tricolores. Nous fouillâmes donc la meshta, mais poliment, en s'excusant du dérangement. Les femmes, au début apeurées, étaient intriguées par ces soudards bien élevés qui remettaient soigneusement en ordre les pauvres hardes de ces miséreux après les avoir soulevées. Sans rien trouver, bien sûr, dans ces huttes branlantes et pourtant propres. Quelle misère chez ces descendants des fiers Numides qui mirent si longtemps Rome et les Arabes en échec.

 Au cours d'un transport dans ces mêmes montagnes, j'entre chez un pauvre épicier: Rien dans son échoppe sauf des tas de boîtes en fer-blanc entassées sur une étagère.

- Shkoun, ada ? (Quoi, ça ?)

- Khalva (halva)

- Shal ? (combien ?)

- Riel (un douro, plutôt un real, 5 francs)

- Jib jouj (donnes-en deux) Que les arabisants excusent ce jargon de cuisine.

Les copains, me voyant déguster, ne mirent pas longtemps à vider les stocks de l'épicier qui fit fortune, mais ne put jamais, sans doute, se réapprovisionner de cette rareté d'avant-guerre.

Peu après, tous les Zerbib, Assayag, Santelli, Smadja, Bernard et autres Wajsbrojt furent mis au volant de nos cercueils roulants. A Bizerte, nous devions faire des transports pour l'armée d'Italie qui piétinait devant Cassino. Cassino ! Même nous, bleus stupides, comprenions que les assauts frontaux étaient pur gaspillage, qu'il fallait contourner ce verrou. Et, si impossible, "geler" ce front montagneux d'Italie, véritable forteresse naturelle, débarquer vers Pise et couper la péninsule: Aucun conquérant, sauf Napoléon, n'avait jamais pu dominer entièrement ces réduits successifs. Rome y mit trois siècles.

A Bizerte, outre les transports "normaux", on pillait sans vergogne les entrepôts US très mal gardés, améliorant ainsi notre ordinaire de févettes à l'eau et mouton bouilli, et surtout complétant nos stocks d'outils, phares et bougies d'allumage. Jusqu'au jour où les Ricains excédés nous encerclèrent, mitraillette à la hanche, jusqu'à restitution d'un tiers environ de notre butin. Mais pas la jeep qu'on leur avait "empruntée" et naturalisée française libre sans guère de formalités.

Bizerte était "off limits": Tous les habitants chassés dans la plaine environnante. Tout soldat pris à l'intérieur devait être emprisonné ou fusillé sur le champ s'il avait volé. Nonobstant, je visitais les maisons arabes, si proches de la domus romaine, avec leur patio venu de l'atrium, leurs meubles ciselés, leurs tapis, si "exotiques" pour un N'srani. Aux portes de la cité, en cette belle fin décembre, on savourait le harissa au coriandre et les merguez vendus par les expulsés. Mes copains semblaient disposer de sommes illimitées et ne se refusaient rien. Nous avons, grâce à cela, fêté Noël pendant un mois. Notre solde de 1000 F était déjà supérieure à celle des Giroflées et de la plupart des civils. Mais n'aurait pu payer tous les beignets, merguez et œufs dégustés. D'où venaient leurs sous ? Je m'en fichais.

J'ai volé un bouquin qui traînait: Il matrimonio di Chiffon de Gyp; le dévorai, m'aidant du contexte et de l'espagnol. Enfants qui me lisez, n'apprenez pas ailleurs les langues: bandes dessinées, romans à deux sous, traductions, nouvelles policières. Si vous faîtes l'erreur de prendre un écrivain renommé, il vous bombardera de mots pompeux et inusités et vous ne saurez ni acheter una fetta di prosciutto, (tranche de jambon) ni conter fleurette aux ragazzine. Ecco ! Mais si vous parvenez à lire l'italien, ne croyez surtout pas le savoir. C'est une langue pleine de pièges et subtilités, que même les Italiani ont du mal à maîtriser.

Dans notre caserne de Bizerte, j'avais le cœur serré en me gobergeant des régals fauchés aux G.I. en pensant aux affamés d'Europe. Pourquoi G.I ?

Stars and stripes, le canard de l'armée US disait: Graduated Infantry (apte à la biffe = 2e classe) See here, private Hargrove disait: Government Issue, produit gouvernemental. Sans vergogne, j'assistai (sans trop comprendre) à leurs galas, je vis ainsi le comique Bob Hope en chair et en os. A ce sujet, du show-bizeness, j'ai vu seulement ce mec, Piaf et Marlène Dietrich ailleurs qu'à l'écran. Par contre, j'ai vu, parfois de près, Daladier, Lebrun, George V, les reines Elizabeth et Mary, Saint-Exupéry, de Gaulle, Pétain, Franco, Duclos, Cachin, Thorez, Juppé. Mais je n'ai parlé qu'à Jospin, Bombard, Josette Alia et Marek Halter.

Revenons à Bizerte. Au Red Cross Center, interdit aux Frenchies, je bouquine. Arrive un yaouled (enfant) de 10 ans qui danse et fait le clown pour gagner quelques sous. Sectaire et indigné de cette vile obséquiosité, je me lève et le gifle, sous l'œil scandalisé des Amerlos. Qui devaient se demander ce que faisait chez eux ce Froggie colonialiste, tandis que le môme pleurait, demandant "Alesh, bourquoi ?" Du coup, honteux de ma stupidité, je partis, en me reprochant d'avoir joué aux justiciers alors que cet enfant gagnait durement de quoi subsister. Je me le reproche encore. Sans doute devint-il militant nationaliste. Peu après, voulant descendre, avec mon gros-cul, une côte "en roue libre" incapable de passer une vitesse, mon camion emboutit, heureusement sans trop de dégâts, un GMC conduit par un GI noir qui se marrait. Heureusement qu'Emile, à côté de moi, avait tiré à fond le frein à main. Après ça, Emile repartit mais je n'osai presque plus, de honte toucher un volant. Ce fut ma perte.

C'est à Ferryville, au bordel, que je découvris "la femme", en l'occurence une grosse pute sur le retour. Très déçu. Alors que le hammam, le bain turc, ce fut une découverte; je sus ensuite que c'était la reproduction des bains romains, que des Tunisiens disaient copiés sur les bains carthaginois. Car les Romains ne se contentaient pas de piller or et esclaves: Toutes les inventions et techniques, hélépoles grecques, bains et agriculture carthaginois, lances et glaives gaulois, divination et irrigation étrusques, ils les copièrent (lire royaume juif inconnu du même auteur.

Sans parler d'Isis, Shams, Cybèle, Mithra et Jésus fauchés à Egypte, Syrie, Phrygie, Iran, Judée. Même l'apparat impérial sassanide, ce qui les perdit.

fin de "14 - adieu, douce Europe"